Le violon du fou (in "Œuvres romanesques"), Selma Lagerlöf
Le violon du fou (in Œuvres romanesques), Selma Lagerlöf, Actes Sud, 2014 pour le volume des Œuvres romanesques, trad. suédois Marc de Gouvenain et Lena Grumbach (En berrgårdsågen, 1899), 160 p. 17,30 €
Ecrivain(s): Selma Lagerlöf Edition: Actes Sud
Soyons honnêtes : si nous devions citer, comme ça, sans avoir la possibilité de « wikipédier », d’autres titres de Selma Lagerlöf que Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, il y a de fortes chances pour que la majorité d’entre nous reste sans voix. Les plus érudits parviendront peut-être à mentionner La légende de Gösta Berling… Et l’on peut même s’attendre à ce que la mention de ces deux titres ne soit pas exempte de fautes d’orthographes (sans parler de la prononciation). Et pourtant…
Et pourtant il y aurait moyen de citer une bonne vingtaine d’œuvres de cette femme de lettres qui vécut jusqu’à l’âge fort respectable de 81 ans, de 1858 à 1940. Actes Sud nous permet d’en découvrir une part depuis quelques années, dans les traductions de Marc de Gouvenain et Lena Grumbach, ici rassemblée en un volume. Quelques mots sur celui-ci avant d’en venir à l’un des récits proposés, Le Violon du fou.
En effet, aussi ignorant que la plupart de mes compatriotes lecteurs, ma découverte a commencé avec l’ouverture de ce volume et la lecture des titres… Qui n’est pas anodine. Dans leur succession, ils apparaissent en effet « bien de leur temps » et entrent en résonance avec d’autres titres et auteurs, d’autres écrivains européens qui l’ont précédée (Gogol, Dickens), en même temps qu’une tonalité fantastique et légendaire se dégage de l’ensemble. Que l’on en juge : le volume rassemble La Légende de Gösta Berling (1891), Les Liens invisibles (1894), Le Violon du fou (1899), Le Cocher(1912), Des Trolls et des hommes (1915-21), Le Banni (1918), et L’Anneau maudit (1925) (1).
La méconnaissance des littératures scandinaves nous aura sans doute laissé oublier que Mme Lagerlöf fut aussi la première femme (et le premier auteur suédois) à recevoir le prix Nobel en 1909, huit ans après sa création. Il faudra attendre 1926 (Grazia Delada) et 1928 (Sigrid Undset) pour voir d’autres femmes récompensées par le plus prestigieux et, souvent aussi, le plus contesté des prix littéraires.
Le Violon du fou est un récit qui oscille entre un certain réalisme social et un fantastique assumé, même s’il est parfois tempéré de quelques rationalisations. Si l’on voulait à tout prix rattacher Selma Lagerlöf à d’autres auteurs, on pourrait dire que certains passages ne sont pas sans évoquer aussi bien les univers de Thomas Hardy que ceux d’Edgar Alan Poe.
Etudiant dans la ville d’Uppsala, épris de musique au point d’en oublier ses études et être aveugle à la ruine qui menace le domaine familial, Gunnar Hede se voit contraint de renoncer à son violon par un ami fidèle qui ne lui veut que du bien. Douloureusement réveillé de son rêve de musique, il abandonne l’instrument (qui est aussi l’instrument privilégié du Diable) et revient, fils prodigue, sur le domaine familial. Sincère dans ses engagements, plein de bonne volonté et attentif à son environnement, il jouera pourtant de malchance – à moins qu’il s’agisse d’autre chose qui pourrait avoir à voir avec le violon abandonné – et se fera colporteur vagabondant sur les routes et les chemins pour gagner petit à petit de quoi restaurer le domaine familial, mais à nouveau accompagné de son violon. La figure du vagabond (que l’on retrouve chez le norvégien Knut Hamsun ou le suédois Harry Martinson) prend ici les couleurs d’une folie tranquille qui voit ce que les autres ne voient pas, qui accomplit ce qu’ils ne pourraient accomplir, peut-être grâce à ce violon qui semble parfois jouer de lui-même, mais qui peut aussi s’y refuser… et qui saura réveiller une presque morte, déjà mise au tombeau, et la ramener à la vie, dans le secret de sa hotte de colporteur.
Dans ce monde qui oscille entre jour et nuit, entre lumière et pénombre, entre réalisme et fantaisie romantique (dans la veine de la « Fantasie » germanique ou du « fantasying » anglais, plus fantasque que fantaisiste), la folie du violoneux, Gunnar Hede, qui ne sait plus vraiment toujours qui il est lui-même, reste un objet de fascination, entre pathologie et malédiction, sur la frontière du réalisme social (et clinique) et de l’imaginaire légendaire. On peut alors se rappeler que ce violon du fou est contemporain des premiers pas de la psychanalyse et que Selma Lagerlöf (1858-1940) et Sigmund Freud (1856-1939) sont d’exacts contemporains. La force de l’écriture romanesque rejoint l’histoire en train de s’écrire, démultipliant les fils de notre lecture. On pourrait encore ajouter le fil de la peinture en rappelant qu’Edvard Munch peint au même moment La Danse de la vie dont l’esprit semble lui aussi bien proche du récit de Selma Lagerlöf (Le Cri, l’œuvre emblématique de Munch a été réalisée quelques petites années auparavant).
On pourra donc trouver ce récit « très daté », mais que ce soit pour les émotions littéraires ou pour les correspondances historiques et artistiques, le lecteur qui ne connaissait à ce jour que Nils Holgersson (et peut-être seulement de nom) serait bien inspiré de se lancer à la découverte de l’œuvre de cette grande dame de la littérature suédoise que nous connaissons si mal.
Marc Ossorguine
(1) Nous laissons de côté le Livre de Noël, une compilation publiée après la mort de l'auteur.
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