Le vieil orphelin, Serge Moati
Le vieil orphelin, octobre 2013, 414 pages, 21 €
Ecrivain(s): Serge Moati Edition: Flammarion
Le vieil orphelin de Serge Moati paru en octobre 2013 aux éditions Flammarion se présente comme un récit autobiographique. C’est cela et c’est bien plus que cela, car parfois il invente, se scrute, il regarde sa vie en surplomb avec une certaine tendresse et un humour certain. L’auteur nous présente des faits mais il ne cherche pas la neutralité.
L’affect, l’émotion, dominent dans une écriture à fleur de peau, à fleur de sensibilité. Jamais il n’est dupe de ses illusions. L’histrion s’efface ici devant l’homme blessé. Il quitte l’habit du personnage pour nous dévoiler une personne. Il se livre sans concessions, se démasque avec une grande lucidité derrière le rire qui sans cesse atténue son propos. Alors plongeons dans le bain : « J’ai soixante-sept ans. Et j’ai onze ans. On a toujours l’âge de son deuil. L’inconscient ne vieillit pas. C’est déjà ça. Mais c’est angoissant ».
Entrons dans un appartement cossu du sixième arrondissement. Nous sommes dans le salon et nous découvrons deux personnages installés dans un profond et confortable canapé propice à la confidence.
Qui sont-ils ? Que nous veulent-ils ? Cette scène a-t-elle existé, sûrement pas. Mais en tant que lecteur, nous avons bien le droit de suivre le conseil de Serge, le père de l’auteur : « Si tu ne sais pas, invente ». Alors, nous allons suivre le dialogue entre l’auteur et son double : Serge et Henry. Ils vont se rappeler une vie, un chemin empli de broussailles mais aussi de belles clairières où il fait bon se reposer et s’apaiser parfois. Ils vont se lancer dans une partie de boomerang épicée, parfois joyeuse, parfois dramatique, souvent piquante et même cruelle. C’est une mise à nu, une mise à l’épreuve aussi sous l’égide de la langue maniée avec dextérité.
Serge Moati se présente à nous comme un autodidacte. Il n’a jamais eu le baccalauréat ce qui ne l’a pas empêché d’être quelqu’un de brillant. A douze ans, il rêvait d’être danseur mais il a dû renoncer très vite à ce qui s’est révélé n’être qu’une chimère.
Comme beaucoup d’enfants, il a cherché toute sa vie à égaler son père Serge (1903-1957), personnalité reconnue et respectée en Tunisie dans les années cinquante, socialiste, franc-maçon à la Grande Loge de France, journaliste notamment à Tunis socialiste et au Petit-Matin, arrêté pour ses activités de résistance durant la Seconde Guerre mondiale, déporté et interné au camp de concentration de Sachsenhausen avant de parvenir à le quitter. Il participa à la libération de Paris avant de retrouver sa famille restée au pays. Mais comment dépasser un homme aussi prestigieux aux yeux de l’enfant, un père qu’il a perdu trop tôt et qui a hanté sa vie ? Il lui a fallu remplir la fissure du deuil en luttant pour réussir à vivre malgré sa colère « d’enfant abandonné ». Il est allé jusqu’à usurper son prénom.
C’est le cinéma, la radio puis la télévision qui, en lui ouvrant leurs portes, lui ont donné sa chance, lui ont permis de trouver sa place et un statut social. Et même s’il a souvent eu le sentiment d’un faux semblant, il a pu au final porter son histoire et dans le même temps s’accepter avec plus ou moins de bonheur. Pourtant, il dit dans une interview : « Je me fiche de la notoriété. Ma vraie fierté serait d’avoir été résistant comme mon père. J’ai plutôt réussi ma carrière, mais le vrai, le grand succès, aurait été d’avoir pu lire dans le regard de mon père : je suis fier de toi ». Cette joie ne lui fut pas donnée et de cela, il ne s’est jamais consolé.
Même si l’auteur se dit satisfait d’avoir écrit ce livre, en fait on constate qu’il déroule son histoire, à l’aide de ce double imaginaire, comme une pelote bien embrouillée dont il cherche, depuis plusieurs livres, à dénouer le fil. Oui, c’est l’histoire d’un personnage public qui ne se remet pas d’avoir perdu la même année, à onze ans, son père et sa mère. Au fil des années, il se voit toujours comme Le vieil orphelin.
Mais lorsque nous avançons dans son récit, ce n’est pas ce que nous en retenons. Malgré les épreuves qui ne lui ont pas été épargnées, il a traversé cinquante ans de la vie politique et médiatique française. Il a voyagé dans le monde entier pour rendre compte de faits sociaux internationaux, il a fait beaucoup des téléfilms de fiction, réalisé de multiples émissions toujours pour la télévision, dirigé plusieurs chaînes, créé une maison de production, écrits plusieurs livres. Il a rencontré des personnages importants mais jamais la blessure initiale ne s’est vraiment cicatrisée malgré un passage en analyse.
Ce récit se boucle sur le retour au pays natal, prétexte à un retour de l’auteur sur lui-même. Bien sûr, à la lecture de ce récit, on sent le poids de la tragédie indélébile de son état d’orphelin qui revient fréquemment comme une rengaine lancinante et qui justifie le titre de l’ouvrage. Et pourtant, comme il énonce lui-même : « Je suis croyant. Dieu est pour moi un être personnel qui veille sur les vivants et les morts. La foi bricolée qui est la mienne – entre le culte des ancêtres et un judaïsme revisité – me fait tenir droit. Alors, nous pouvons nous permettre, en nous adossant sur le cinquième commandement de la Thora, d’ouvrir un peu plus loin cette lecture de l’Odyssée d’une vie : Respecte ton père et ta mère, comme te l’a prescrit l’Eternel ton Dieu, afin de prolonger tes jours et de vivre heureux sur la terre que l’Eternel ton Dieu, te destine ».
Si, comme certains exégètes nous l’enseignent, on traduit cette parole comme signifiant : « Assume ta part de l’héritage familial, acceptes-en le poids afin que tes jours se prolongent sur la terre qui t’a été donnée, non pas dans la durée, mais en profondeur, c’est-à-dire en donnant un sens plein à ton existence, en faisant que ton héritage t’aide à te structurer en respectant ce qu’il y avait de bon dedans, à te forger tes propres objectifs en tenant compte des limites de la Loi, sans commettre les mêmes erreurs, en faisant que ton espace de vie t’appartienne, en sachant privilégier ta force intérieure, en faisant œuvre de transmission, en laissant trace de ton passage », il est alors possible de fermer le livre sur une note d’espoir en pensant que si nous regardons avec Serge Moati le bilan de sa vie, nous pouvons constater qu’il a bien rempli son contrat et qu’il nous offre dans ce livre un sacré message d’espoir et on peut conclure avec cette citation du Deutéronome XXX, 19 : « J’en atteste sur vous, en ce jour, le ciel et la terre : j’ai placé devant toi la vie et la mort, le bonheur et la calamité ; choisis la vie ! Et tu vivras alors, toi et ta postérité ».
Pierrette Epsztein
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