Le tueur se meurt, James Sallis
Le tueur se meurt (The killer is dying), traduit de l'anglais (USA) par Christophe Mercier et Jeanne Guyon avril 2013, 264 p. 20 €
Ecrivain(s): James Sallis Edition: Rivages/Thriller
Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,
Et d'un grand crucifix décoré seulement,
Où la prière en pleurs s'exhale des ordures,
Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement
Charles Baudelaire. Les Phares
Baudelaire ici parce que dans ce quatrain est concentré l’univers de ce chef-d’oeuvre noir de James Sallis. Univers de la chute, de l’impiété, du meurtre et du châtiment. The killer is dying dit le titre original. La syntaxe anglaise est plus explicite que la française. Progressive form. C’est bien là le génie de Sallis qui va distiller, instiller, son récit au goutte-à-goutte comme les liquides jaunâtres qui coulent des poches suspendues au-dessus des patients, cassés, blessés, mourants des hôpitaux qui parsèment le chemin de Chrétien. Chrétien, c’est le nom du héros tueur !
L’hôpital comme scansion d’une mortelle randonnée. L’hôpital pour les « victimes », l’hôpital pour les « bourreaux ». Avec ce que le destin des hommes va troubler de cet ordre. Chrétien est un tueur à gages. Pour son dernier contrat il a un pépin : sa cible est descendue par quelqu’un d’autre, avant qu’il n’intervienne. Signe du destin envoyé à un homme qui vit ses derniers jours, condamné par une maladie impitoyable. Signe que Chrétien n’admet pas comme tel et contre lequel il va mettre en route ses dernières forces, comme si – métaphoriquement – il s’agissait de vaincre la mort inéluctable.
James Sallis est un grand. Un très grand. On le savait depuis ses Lew Griffin et ses John Turner. Mais Le Tueur se meurt atteint à une vraie dimension universelle. Le roman noir le permet, mieux que tout autre, être au cœur de la détresse humaine, au cœur ici de la violence et de l’absurde qui composent nos vies, jusqu’à tisser la nature des relations entre les hommes, même (et surtout) les plus proches.
« Il se dit que toute interaction humaine, même la plus banale, relève de l’échange économique : chaque partie veut quelque chose. Et il est toujours étonné par la quantoté de colère qu’il peut y avoir à l’intérieur des gens. »
Itinéraire de la perte, de la faille existentielle, de l’immense gouffre au-dessus duquel traversent les hommes, vaille que vaille, comme ils peuvent et, en fin de compte, comme ils ne peuvent plus. Ce livre a tout de la tragédie antique, illustration sombre et brillante de la phrase d’Héraclite : « On donne à l’Arc le nom de vie alors que son oeuvre c’est la mort ». On sait la courbe de Chrétien, le héros tueur, mais on sait aussi celle de ceux qui ont croisé ou croisent encore sa déambulation erratique, mécanique.
Avec, comme « âme » à la machine le désir de survie, absurde, voué évidemment à l’échec, et pourtant si puissant !
« Et la mort, finalement, n’avait rien d’intéressant. Ce qui était intéressant, ce qui ne manquait jamais de le surprendre, c’est la façon dont la vie s’accroche, quelles que soient les circonstances, la façon dont elle n’abandonne jamais. »
L’internet se fait métaphore à son tour, écran fascinant capable de vider tout sens à la vie réelle. C’est là que victimes, bourreaux et témoins vont se croiser, dans une dimension qui n’existe pas si ce n’est dans des fibres ou des ondes, vertige de l’inexistant mais du réel quand même. A en oublier le monde comme dit à Chrétien ce message venu du cyberespace, de Dieu peut-être ?
« N’oubliez jamais que votre monde est un monde d’une grande beauté : ces nuages, ces arbres, cette eau vive, la caresse du vent. Et pourtant un si grand nombre d’entre vous ne vivent pas dans ce monde. »
Jusqu’au bout Chrétien avance. Mal mais obstinément. Le bout c’est la fin. Du livre. De la vie. De tout.
« Mais ça se termine toujours mal.
Est-ce que l’important c’est la fin ? »
Au fond, Le tueur se meurt n’a qu’une histoire à raconter. Celles des hommes et de leur chute dans la perte pure.
« Les gens nous quittent, pensa-t-il, ils nous quittent, ils disparaissent. La famille, la jeunesse, les endroits où on a vécu, ce qui a été important pour nous. Toutes nos vies sont une histoire de séparation. »
Il faut saluer le travail minutieux, poétique et sombre, des traducteurs.
Brillant.
Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !
Charles Baudelaire. Les Phares
Leon-Marc Levy
VL4
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
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