Le trou de serrure de « la porte du Djihad », par Kamel Daoud
C’est le grand fantasme des foules arabes sans issues depuis dix jours : que l’on ouvre les fameuses « portes du Djihad » pour que tous on aille en Palestine libérer les Palestiniens et tuer tous les Israéliens cachés derrière les pierres et les arbres.
Et aux yeux de ces foules conditionnées au millénarisme, il n’y a pas d’autres solutions et tout le reste n’est que traîtrise et bavardages. Cela console de faire alors le procès de nos régimes, accuser les frontières d’être des artifices en barbelés et avoir la bonne conscience du héros empêché de se battre parce qu’on lui a volé ses chaussures. Que ferons-nous si on débarque, aujourd’hui, par millions à Gaza ? Rien de plus que de mourir en vrac, peut-être, et de rendre la mort à celui qui nous la donne. Le fantasme de la « porte du Djihad » absout trop facilement nos mains encore vides et nous fait commodément oublier qu’on ne mène pas bataille avec les chaussures qui ont servi à frapper George Bush et qu’on ne va pas à la guerre avec le sabre de sa langue.
Le plus neurasthénique arabe, amateur de café maure, a déjà compris, sans se l’avouer, que si nous sommes si impuissants, aujourd’hui, ce n’est pas parce que les nôtres meurent en Palestine uniquement, mais c’est parce que nous n’avons même pas la force du feu de nos chaumières chez-nous. On ne peut pas battre un Etat avec des tribus, ni gagner des guerres lorsqu’on est nourri au pain importé, ni sentir en soi la force de sa propre histoire lorsque nous en sommes encore au vol des urnes, au mépris de l’écrit et à l’ablution cyclique pour expliquer le cosmos. Les mosquées ne peuvent pas remplacer les récoltes, la barbe n’a pas la primauté sur la machine à vapeur et les rassemblements ne font jamais la communauté.
Bien sûr qu’il faut soutenir les Palestiniens, dénoncer le crime et indiquer du doigt l’assassin et ses complices, mais parler, aujourd’hui, de « la porte du Djihad » que nos régimes doivent ouvrir, c’est faire se bousculer un milliard de musulmans autour du trou de sa serrure en leur faisant croire qu’ils peuvent tous passer à travers en répétant « Allah Akbar ». Aujourd’hui, entre le malaise de l’impuissance et le fantasme de l’arme à la main, il ne faut pas oublier que la femme en Israël n’est pas un meuble contre la solitude comme chez nous, qu’il y a des députés arabes dans la Knesset là où nous n’avons même pas nos propres élus dans nos parlements, que les journaux y sont plus libres que chez nous, que la démocratie y est presque réelle entre eux, et qu’on ne doit pas imaginer des portes miraculeuses sur le tissu de nos tentes.
Que ferons-nous le jour où nous libérons la Palestine, si elle doit être libre à la manière de nos pays, tout aussi pauvre et soumise ? Comment reconstruire ce pays, là où nous avons à peine des routes chez nous ? Arrêtons de nous mentir en criant les uns plus fort que les autres !
Kamel Daoud
Le Quotidien d'Oran
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