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Le Triomphe de la bêtise ou Le gâteau au chocolat du président Donald Trump, Armand Farrachi (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier le 06.11.18 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Le Triomphe de la bêtise ou Le gâteau au chocolat du président Donald Trump, Armand Farrachi, Actes-Sud, mai 2018, 112 pages, 12,50 €

Le Triomphe de la bêtise ou Le gâteau au chocolat du président Donald Trump, Armand Farrachi (par Gilles Banderier)

Pétrarque (1304-1374) fut l’inventeur d’une rhétorique amoureuse qu’on imita durant près de cinq siècles, jusqu’au Romantisme. Ceux qui feuillètent encore son Canzonierene remarquent pas toujours que le recueil est composé de deux parties, les « Sonetti et Canzoni » et les « Trionfi », qu’on lit encore moins que le reste, poèmes allégoriques en tercets (comme la Divine Comédie), mettant en scène successivement le Triomphe de l’Amour, de la Chasteté, de la Mort, de la Gloire, du Temps et de l’Éternité. Les Trionfi suscitèrent des épigones, pas autant, toutefois, que les sonnets amoureux, qui ont placé une bonne part de la poésie française du XVIesiècle sous le signe d’un pétrarquisme de série.

Armand Farrachi proposerait-il un septième triomphe, celui de la Stupidité, qui engloberait les six autres (sans doute la bêtise n’est-elle pas éternelle, mais ne serait-elle pas immortelle ?) ? Lointaines héritières de Joachim de Flore, les Lumières avaient formulé la croyance à un progrès infini (ou à des progrès, le XVIIIesiècle employant plus volontiers le terme au pluriel). De manière visible, Armand Farrachi ne partage pas (ou plus) cette foi :

« […] si quelque chose progresse dans le monde, ce n’est pas l’intelligence, la démocratie, le confort, les richesses ou le bonheur des peuples, pas seulement la misère et la dévastation non plus, mais justement la bêtise et son corollaire la laideur » (p.6).

Le Triomphe de la bêtise est un texte bref et c’est bien ainsi, car l’atrabilaire a en général le souffle court. Comme Jean le Bon à la bataille de Poitiers, Armand Farrachi ferraille tantôt à droite (le regroupement familial, p.34 ; le nivellement culturel, p.38 ; les viols de Cologne, p.90), tantôt à gauche (la triade Poujade, Maurras, Vichy, p.102). Prendre position est, pour le recenseur, un exercice délicat. Armand Farrachi a-t-il raison quand il évoque une extension du domaine de la bêtise ? Il est loisible de penser que l’auteur est un grincheux, un grognon, un ronchon, un « réac », voire un « facho », incapable d’apprécier la beauté d’un rond-point, l’élégance d’une zone commerciale, le raffinement d’une aire d’autoroute, le galbe d’une éolienne, la subtilité d’un parc d’attractions. Quitte à se faire soi-même traiter de grincheux, de grognon, de ronchon ou de « facho », on peut croire qu’Armand Farrachi a raison, que le monde que nous avons connu s’est effondré et que cet effondrement fut rapide. Il suffit de regarder un vieux programme de télévision, du temps où la France ne disposait que de trois chaînes qu’elle regardait sur des postes en noir-et-blanc, pour constater qu’à l’exception de l’une ou l’autre, qui fait fonction de « réserve » (comme celles où l’on parque les Indiens), une vulgarité sordide a envahi « l’étrange lucarne », vulgarité dont un Cyril Hanouna brandissant ses nouilles, version postmoderne du Persée de Cellini, constitue la figure de proue grimaçante, en attendant qu’il soit remplacé par quelqu’un de pire. Et la plus idiote des émissions de télévision fait figure de miracle de l’intelligence à côté des vidéos diffusées sur le réseau Internet. Quelque chose, quelque part, a mal tourné. Un ordre ancien, que personne ne percevait comme tel, car il allait de soi, a été rompu. Que des professeurs fassent cours au milieu du brouhaha, des jets de gommes ou de chaises, de la violence verbale et physique, aurait semblé inconcevable, en dehors, peut-être (et encore…) de rares établissements spécialisés. C’est devenu la norme. La paix sociale s’achète, entre autres, à coup de diplômes bradés, comme on fournissait de l’alcool aux Indiens des réserves.

Cependant, que la bêtise soit universelle est une idée de ce XIXesiècle qu’on qualifia, pas tout à fait à tort, de « stupide ». Dans sa Prière sur l’Acropole, Renan parlait déjà de la « pambéotie », cette « ligue de toutes les sottises » qui s’étendait sur le monde, ce qui montre que le phénomène (ou sa perception) n’est pas aussi neuf que cela. La bêtise du passé était-elle moins voyante (on devine bien que les propos patoisants échangés lors des foires aux bestiaux de jadis ne se signalaient point par leur élévation intellectuelle – ce n’était ni le lieu, ni le moment) ? Mais le passé nous parvient énergiquement nettoyé. Sa bêtise a disparu avec lui, sauf lorsqu’elle se réfracte à travers de grandes œuvres (les comédies en général, les pièces de Shakespeare ou de Molière en particulier, abondent en personnages bêtes). Croire que les génies sont représentatifs de leur époque est une erreur (c’est exactement le contraire – et cela explique qu’ils soient au départ mal accueillis). On peut caresser la nostalgie d’Athènes, de Rome, de Londres et de Paris, le génie est l’exception et la bêtise la norme.

Mais le sentiment s’impose, et il ne surgit pas de nulle part, que nous vivons dans un monde de plus en plus bête et laid, car, de manière intéressante, Armand Farrachi rapproche ces deux défauts. À partir d’une certaine période, l’urbanisme est devenu hideux. Ceux qui habitent des « villes nouvelles » en sont-ils conscients ? Pas forcément, mais il est intéressant d’observer le mélange de nostalgie et de jubilation qui se manifeste lorsqu’on démolit à l’explosif un « grand ensemble » (à vérifier avec les éoliennes, quand leur tour viendra). Aucun touriste ne visite les banlieues des grandes cités. Il estimerait y perdre son temps. On objectera que les immeubles modernes sont fonctionnels et pas chers. Mais l’habitat ancien était également fonctionnel et pas cher (les maisons à colombages que l’on admire dans le Périgord, en Normandie ou en Alsace étaient démontables à volonté, fonctionnelles et économiques).

Pourquoi cette laideur ? Pourquoi cet effondrement des systèmes éducatifs partout en Occident ? Armand Farrachi pourfend l’American way of life, son messianisme du bonheur terrestre, qui a fini par s’étendre à la planète entière ou presque (l’Iran et la Corée du Nord sont-ils touchés ? Ce serait à voir, mais comme ce sont des pays où l’on ne se rend pas sans de sérieuses raisons…). L’histoire de Donald Trump et de son gâteau au chocolat, qui fournit le sous-titre et occupe plusieurs pages du livre, fait partie de ces réactions américaines, incompréhensibles ou détestables aux yeux d’un Européen cultivé, comme le fait de surnommer publiquement Staline « Uncle Joe » (F. D. Roosevelt). Des États-Unis, nous n’importons goulûment que les pires aspects (les responsables américains de McDonald’s ont, paraît-il, été surpris de la facilité avec laquelle leurs « restaurants » se sont implantés en France).

Les goûts d’Armand Farrachi ne le portent pas à apprécier ce qui est venu après le XVIIIesiècle. Un théologien catholique ferait observer que l’homme est une créature déchue, blessée et incomplète, et que cette déchéance, cette blessure, cette incomplétude, trouvent d’innombrables traductions concrètes. L’extension du domaine de la bêtise ne serait-elle pas allée de pair avec l’étiolement de l’idée du péché originel ?

Armand Farrachi cède lui-même à cette forme subtile de bêtise qu’est l’adhésion à une doxa, ainsi lorsqu’il critique Ronald Reagan (p.28), qui, quel que soit le jugement que l’on porte sur ses deux mandats, possédait une vision du monde cohérente, détaillée dans une série de textes passionnants, écrits de sa main. Il y a quelque impudeur à mettre sur le même plan les Aborigènes d’Australie, les Indiens d’Amérique et les « Palestiniens », dont l’espérance de vie moyenne n’est pas la pire de la planète et qui, en matière d’obésité, ne sont pas loin des Américains. Quant à l’ignorance de Donald Trump en matière de géographie (p.23), elle est largement partagée.

Se lamenter sur la bêtise humaine (ou sur les autres défauts récurrents de l’humanité) est le lot de ceux qui, à un moment ou à un autre, ont cru en l’homme. Le livre d’Armand Farrachi est un témoignage de ce mouvement dialectique qui a vu des progressistes comme Alain Finkielkraut, Michel Onfray et quelques autres abandonner leur camp et devenir des réactionnaires assumés. On a beau savoir que le progrès, si progrès il y a, n’est ni garanti sur facture, ni linéaire, ni automatique, tout se passe comme si on n’y croyait plus.

Vient ensuite la fameuse question de Lénine : que faire ? Comment fuir la bêtise, alors que les réseaux « sociaux » lui fournissent une ampleur et une visibilité jamais atteintes ? Il y a plusieurs années, un humoriste avait déclaré que le réseau Internet serait à l’humanité ce que la météorite avait été aux dinosaures. Plus le temps passe, plus cette boutade ressemble à une prophétie. « Avez-vous quelquefois réfléchi, cher vieux compagnon, à la sérénité des imbéciles ? La bêtise est quelque chose d’inébranlable, rien ne l’attaque sans se briser contre elle. Elle est de la nature du granit, dure et résistante », écrivait Flaubert, contemporain de Renan, depuis l’Égypte (p.14). Se cloîtrer chez soi sans télévision, ni Internet, ni contacts humains, en compagnie de livres choisis, est une solution séduisante, mais rares sont ceux qui pourront la mettre durablement en pratique. « En vivant et en voyant les hommes, il faut que le cœur se brise ou se bronze ».

 

Gilles Banderier

 

Armand Farrachi est auteur de récits (Bach, dernière fugue) et d’essais (La Tectonique des nuages).

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A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).