Le Trio Bleu, Ken Bugul (par Théo Ananissoh)
Le Trio Bleu, Ken Bugul, Editions Présence Africaine, janvier 2022, 251 pages, 13 €
L’image n’est certes pas littéraire. Supposons une ligne droite qui va de A à D ; le récit commence au point C, s’oriente vers le passé en un agencement subtil des faits, des gestes et des pensées, déroule ainsi peu à peu la vie écoulée d’un homme, revient au point de départ (C) et achève en contant le dernier quart qui est l’avenir immédiat du personnage. Schématique. Il ne s’agit pas à proprement parler de successifs flashbacks placés tels quels, mais d’un déroulé hybride (aujourd’hui, hier, avant-hier, plusieurs années en arrière se mélangent) de la conscience chez Góora, personnage principal auquel tiennent compagnie deux autres qui s’appellent Suleiman et François. Tout ce début explicatif de notre compte rendu énonce que l’une des qualités du Trio Bleu est la maîtrise narrative que démontre ici Ken Bugul, romancière africaine d’expérience dont le premier et fameux roman, Le Baobab fou, a paru il y a près de quarante ans.
Góora est originaire de Jolof – ce doit être à peu près synonyme de Sénégal. Il parvient enfin, après un périple d’une année et demie à travers un désert de tous les dangers et l’immensité méditerranéenne, à atteindre Réewma (France et Paris à la fois). Le récit commence donc sept ans après cette arrivée à Réewma, au moment où Góora s’apprête à faire un voyage en sens inverse, cette fois par avion et en personne considérée. Être considéré, au Jolof, cela signifie qu’on n’appartient plus à la caste maudite et abondante des pauvres. Mais, en vérité, malgré le désert où l’on meurt de soif, malgré le gouffre méditerranéen et ses multiples noyés, « il est plus facile pour un immigré de partir de chez lui que d’y retourner » ! Et c’est de ce sujet qui est plus intérieur aux êtres qu’extérieur que traite excellemment ce roman.
« Durant sept ans, Góora avait pensé retourner au Jolof comme un héros. Ce désir de retour triomphal était si intense et si fort… Les immigrés y pensaient comme l’aboutissement des sacrifices et des souffrances endurées depuis qu’ils étaient partis de chez eux. Ils ne survivaient qu’en s’accrochant à ce désir. Ceux qui voulaient retourner chez eux mettaient des années à le faire. Tant qu’ils ne pouvaient pas combler ces attentes, ils reportaient leur retour. C’était plus violent que ce qui les avait poussés à partir. Ils traînaient alors leurs vies loin de chez eux, dans l’amertume. Certains se créaient des espèces de vies, d’autres perdaient la leur, dans la folie ou la mort. Les immigrés qui retournaient chez eux sans combler les attentes, étaient harcelés par les langues déliées qui finissaient par les briser ».
A Réewma, Góora, plombier de son état, vit en haut d’un immeuble situé dans une impasse. Son voisin de palier s’appelle Suleiman – il vient de Syrie, et son passé là-bas l’a tellement affecté qu’il entend des anges lui parler, se prend pour un oiseau bleu, psalmodie des poèmes classiques de langue arabe et découpe d’autres oiseaux bleus aux ailes déployées qu’il offre à Góora. L’autre ami que Góora convie également à partager son rituel plat de mafé du samedi s’appelle François. Il vient, lui, d’un village d’Auvergne et est plombier comme Góora. Il a les pieds sur terre, contrairement à Suleiman qu’il juge d’ailleurs fou. Accusé d’un viol qu’il n’a pas commis et emprisonné pendant sept ans, il est convaincu que le système est extrêmement pervers et que la lutte des classes n’est pas finie. Bref, un trio d’amis qui ne porte pas sur la vie et les hommes un état d’esprit optimiste et confiant. Si, quand même, enfin un peu en ce qui concerne Góora, malgré la perplexité de François qui déconseille volontiers à son ami d’envoyer régulièrement de l’argent à un oncle au pays. Mais Góora, bien qu’ayant beaucoup souffert depuis l’enfance (ses parents sont morts de misère en son absence), ou précisément à cause de cela, a comme une dette sociale à assumer, quelque chose à rétablir aux yeux des autres là-bas, dans son village d’origine. Il est convaincu qu’un homme a besoin d’un amour et d’un domicile ; et lui, Góora, a presque déjà les deux au Jolof : une villa que lui construit son oncle auquel il envoie de l’argent depuis des années, et Jóojo, « la plus belle fille au monde », amie d’enfance à qui il a promis le mariage avant de partir.
« Góora s’assoit sur le canapé et regarde la photo encadrée de Jóojo, et un petit sourire éclot sur ses lèvres. Il se lève et se dirige vers la fenêtre donnant sur l’impasse. Il fait beau en cette fin de matinée. Le ciel est d’un bleu serein et de petits nuages blancs et vaporeux le caressent en file indienne. […] En ce moment, le temps est important pour Góora et il a envie de l’avaler. Il lève la tête, scrute le ciel et y aperçoit la traînée blanchâtre d’un avion dans lequel il s’imagine et qu’il regarde jusqu’à ce qu’elle se fonde dans les nuages ».
Qu’en sera-t-il de cette double promesse de bonheur à son retour au pays ? Le Trio Bleu, en vérité, est un suspense tout à fait réussi.
Théo Ananissoh
Ken Bugul est Sénégalaise, et l’auteure de plus d’une dizaine de romans dont la plupart sont édités par Présence Africaine.
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