Le Travail du monde, Jean-Louis Rambour (par Murielle Compère-Demarcy)
Le Travail du monde, éditions L’herbe qui tremble, octobre 2020, 132 pages, 15 €
Ecrivain(s): Jean-Louis Rambour
Le « Travail du Monde » : celui que font les Hommes ; celui qui fait de ses ouvriers, des Hommes… Dans Le mémo d’Amiens, publié aux éditions Henry en 2014, J.-L. Rambour offrait le « Poème-photo » contemporain des gens ordinaires de la Picardie, plus précisément de la ville d’Amiens, observés en leur réalité quotidienne dans leurs faits et gestes. Ici, dans Le Travail du monde, J.-L. Rambour nous offre de lire et entrevoir en « 100 poèmes-diapos » la lutte laborieuse des prolétaires, après les Trente-Glorieuses, en prise avec les effets dévastateurs du progrès industriel sur leurs conditions de travail.
Autour du tracteur Mac Cormick, ils sont encore
à regarder sereins le travail s’accomplir.
Mais il leur faut des années pour comprendre
qu’ils ont trop chanté l’arrivée de ces engins :
Semoirs, moissonneuses-faucheuses, socs de coupe.
Que dans leur chemise et sous le béret sali,
le plan Marshall les nie, eux, les soirs bleus d’été
Le fléau, outil agricole encore artisanal, pourrait symboliser la transition vers cette déshumanisation enclenchée par le progrès industriel, dont l’automatisation vorace ne ratera pas ses virages au fil des années pour poursuivre sa course effrénée vers un rendement optimal qui broie la vie des hommes (« (…) Le fléau/passé sur le blé d’un chariot donne la taille/d’une vie humaine. À peine né et déjà/le cœur froid (…) »).
La farine de Beauce est plus jaune que la
farine de Brie. (…)
Carbamate, fongicide et insecticide
giclent du balancier fixé sous l’U.L.M.
(…)
Il faut en Beauce
obtenir cette année le parfait jaune d’or
et enfin réussir la moisson du blé mort.
Le travail que font les hommes et que la mémoire fait ici revivre (fidèle à un devoir de mémoire générationnel – sans doute est-ce dans cette perspective qu’un des fils du poète, Simon, est dédicataire de ce livre – et à un hommage de gratitude) « se fait à mains d’hommes ». Par des manœuvres, ouvriers, prolétaires que J.-L. Rambour poétise. Léo Ferré dans son Art poétique avait écrit : « On va pouvoir poétiser le prolétaire ». Le poète se penche sur le destin d’hommes laissés-pour-compte, laissés sur le carreau par la goule dévastatrice de La vie moderne (Léo Ferré). Le poète, en posant ses mots sur l’univers de la classe ouvrière qui devint dans sa lutte, prolétaire (à l’opposé du « capitaliste » et du « bourgeois »), comme le regard qu’il ose sur l’univers du boulot des hommes laborieux (un monde apoétique) – éleveurs, mécaniciens, ouvriers de chantiers, « ouvriers du B.T.P. », d’usine, apprentis, manutentionnaires, manœuvres, conducteurs d’engins, peintres, « laveurs de baies», couvreurs, paysans, mineurs, des femmes aussi) – nous donne à entendre ce « chant du travail » si retentissant dans les remous de notre Histoire toujours marquée par ses feux de résistance en ce début de 21e siècle encore broyeur d’humanité (manifestations, délocalisations, licenciements massifs, fermeture d’usines, revendications, luttes syndicales, révoltes, grèves, …). Le temps qui passe ne semble pas avoir changé grand-chose.
À La Croix-des-Martyrs, en Haute-Vienne, en juin
de mille neuf cent soixante et un, les paysans
manifestent. Sur le calicot est écrit :
« Les agriculteurs font part de leur désir à
Monsieur Debré… Vivre dans leur pays ! ». Belle langue,
pour un calicot ! Mais Monsieur Debré s’en amuse.
Les enjambements à l’œuvre dans certains poèmes figurent le travail en marche de ces hommes voués pour beaucoup à l’usure du corps cassé par l’effort. Le Travail du monde plante également son décor hors cadre stricto sensu professionnel et via des peintures de Jean Morette qui illustrent les textes du poète, par le réveil d’atmosphères du passé, ces « moment(s) de l’autre siècle », dans des ambiances restituées, dans le contexte des années d’après-guerre tissé en toile de fond. Us et coutumes de jadis reprennent lumière entre les lignes, à l’image de ce « trochanter » des bovins laitiers que l’on examinait pour noter leur état corporel (« poser son oreille droite sur le cuir de la bête »).
Un zeste d’humour sans amertume relève discrètement certains poèmes qui se souviennent
Pendant une décennie sans guerre, lorsqu’enfin
sont rangées, emmurées, fleuries en suffisance,
les nécropoles à soldats, on passe le temps
à rayer la terre de réguliers sillons,
tandis qu’au ciel, des portées de fils électriques
relient les pylônes, souvenir peut-être des
camps de la mort et des vêtements à rayures,
des cages de Louis Onze et de celles de Staline.
On vit son temps et on affirme sans vergogne
que ligoter terre et ciel fait le paradis.
… ou une pincée de causticité ou d’humour noir, car le lecteur a toujours l’avantage d’être dans les nuances de la vie et du vivant en lisant J.-L. Rambour qui peut écrire dans différents registres et nous surprend toujours, d’ailleurs, par la palette créative de son écriture.
Ils sont des christs patte en l’air et tête coupée,
des christs entièrement déplumés, christs nus
(…) On n’imagine pas tous les muscles
d’un poulet défilant en chaîne mécanique :
(…)
On pourrait même y voir des nourrissons, saignés,
dont l’homme en sarrau blanc respecte le sommeil
et caresse les rides d’enfants nouveau-nés.
Sur sa « table de travail » (dans le monde au travail), le poète Jean-Louis Rambour sait « trouver lesmots » et Le Travail du monde qu’il poétise comme un Poète en temps réel (Chiendents : cahier d’arts et de littératures, n°7, éd. du Petit Véhicule) est grandi de ces dizains-diapos qui continuent de dire au-delà de leurs dix lignes, par leur puissance poétique, que « le chant du travail », oui, « c’est une(véritable) histoire » (Sorj Chalandon, cité en exergue). Dans ce livre, à l’image des bâtisseurs qu’il célèbre, J.-L. Rambour construit un pont « fait à mains/d’hommes qui rêvent que leur pousseront des ailes ». Il leur redonne ces ailes…
Murielle Compère-Demarcy
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