Le travail des images, Conversations avec Andrea Soto Calderón, Jacques Rancière (par Ivanne Rialland)
Le travail des images, Conversations avec Andrea Soto Calderón, Les Presses du réel, coll. Perceptions, avril 2019, 87 pages, 10 €
Ecrivain(s): Jacques Rancière
Les entretiens ont ceci de précieux qu’ils ouvrent à des non spécialistes des cheminements intellectuels difficiles d’accès. Ce bref entretien avec Jacques Rancière permet ainsi de découvrir une pensée exigeante, qui, si elle prône l’égalité des intelligences, est assez ardue – l’introduction, plutôt abstraite, d’Andrea Soto Calderón peut d’ailleurs être passée dans un premier temps, pour y revenir après lecture de l’entretien, nourri d’exemples, et au style plus fluide.
L’idée d’émancipation, au cœur des travaux de Jacques Rancière, leur donne une actualité aiguë : le mouvement des gilets jaunes, dans sa perspective, n’apparaît pas de la sorte comme un agrégat sociologique aux revendications pragmatiques, aux visions politiques informes ou disparates, mais comme la création d’une scène proposant une réorganisation du visible, dans une mise en action de la démocratie.
Si la politique a partie liée fondamentalement pour le philosophe avec une visibilité, ici, c’est plutôt de l’image artistique dont il est question. Les exemples de films, d’installations, d’expositions qu’il donne nouent cependant le travail artistique de l’image – en particulier l’image cinématographique et photographique – à la question de la représentation d’événements historiques et politiques : génocides, guerres, migrations. C’est dire que l’image et la fiction, chez Rancière, ne relèvent pas de la pure délectation esthétique ni de l’évasion dans l’imaginaire : il s’agit de créer des mondes sensibles, à côté, contre une mise en récit dominante du monde.
Tout en se refusant à une théorie générale de l’image avec insistance, Jacques Rancière en souligne toutefois les caractéristiques au fil de l’entretien. La première est la résistance propre à l’image, qui échappe en partie à ce qu’elle représente – en l’altérant – comme aux opérations qui l’ont produite, pour s’offrir à nous, spectateurs non pas fascinés ni passifs, mais, pourrait-on dire en donnant toute sa force relationnelle au verbe, interpellés. L’image est donc avant tout une relation – ou plutôt des relations, la relation avec le spectateur ne se comprenant qu’en saisissant l’articulation de l’image avec d’autres, présentes ou absentes, tissant une trame sensible dont Jacques Rancière souligne les essentielles tensions.
Ce détour par l’esthétique nous fait finalement mieux comprendre la pensée politique de Jacques Rancière. Refuser l’opposition des apparences au réel substantiel, faire de l’apparaître une mise en ordre signifiante du sensible, c’est permettre un rebrassage des cartes contre la naturalisation d’un ordre du monde dominant. Celui-ci est alors un possible parmi d’autres, le moment démocratique étant celui de la proposition d’une nouvelle scène, où se rejouent, notamment les positions du centre et des marges, où se déplacent les identités. Questions de mots, mais aussi d’images, de relations entre les images et les mots, les mots et les choses, avec cet accent mis par Jacques Rancière sur cette préposition, « entre », dans laquelle, par la réflexion sur la phrase-image, il montre l’articulation de la suture et de l’ouverture : l’intervalle, la tension n’appellent pas à leur dépassement mais sont une puissance essentielle du jeu mouvant de la pensée et de la liberté.
Ivanne Rialland
Jacques Rancière (né en 1940), professeur émérite de philosophie de l’Université de Paris 8, croise esthétique et politique, en étant particulièrement attentif dans sa réflexion aux discours et à la visibilité des exclus.
Andrea Soto Calderón est philosophe ; elle enseigne à l’université autonome de Barcelone.
- Vu : 1946