Le Train d’Erlingen ou La métamorphose de Dieu, Boualem Sansal, par Gilles Banderier
Ecrit par Gilles Banderier 16.10.18 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Maghreb, Roman, Gallimard
Le Train d’Erlingen ou La métamorphose de Dieu, août 2018, 248 pages, 20 €
Ecrivain(s): Boualem Sansal Edition: GallimardTrès rares sont les écrivains qui, dès le seuil de leur œuvre, acceptent de reconnaître leurs dettes à l’égard de leurs prédécesseurs. En général, les auteurs entendent surtout que l’on admire leur puissante originalité créatrice. Dès lors, c’est le travail – plutôt ingrat – de la critique littéraire et de l’exégèse universitaire, que d’indiquer les « sources » auxquelles l’auteur a bu, les influences subies, qu’elles aient ou non été conscientes.
Boualem Sansal salue Thoreau, Baudelaire, Kafka, Gheorghiu, et Buzzati : du beau monde, comme on dit. Certains passages du Train d’Erlingen sont des commentaires de leur œuvre, qui feraient honneur à un critique professionnel. Le roman entrelace de façon subtile deux histoires, aussi fictives, mais pas aussi vraisemblables, l’une que l’autre. Boualem Sansal est un authentique créateur – un des derniers ? – qui ne se réfugie pas derrière la tentation facile de la biographie écrite ou filmée. Les protagonistes sont deux femmes (le mot « héroïne » ne leur convient guère) que tout sépare : le lieu, la fortune (aussi bien la richesse que le destin), le statut social. Riche héritière d’un conglomérat alimentaire, Ute von Ebert vit à Erlingen, une de ces bourgades allemandes où le temps semble s’être arrêté, désormais en proie à une fièvre obsidionale.
Quelque chose d’imparfaitement identifié mais d’indiscutablement dangereux approche de la ville et se prépare à l’envahir : meurtres, viols et pillages ne manqueront pas de survenir, d’autant plus que les habitants d’Erlingen ont depuis longtemps abandonné toute velléité, toute pensée même de résistance (« Le vrai drame pour un peuple c’est l’ataraxie, lorsque meurt en lui le goût de se battre et c’est ce qui nous arrive, tout nous effraie, tout nous décourage, un bruit et hop nous voilà à genoux, tremblant, battant notre coulpe, bafouillant des excuses », p.57). La population, affolée ou résignée, selon les moments, attend d’être évacuée à bord d’un train qui ne viendra jamais et qui, même s’il venait, ne pourrait pas embarquer tout le monde. Autant Erlingen apparaît onirique ou irréelle, autant le cadre dans lequel vit l’autre protagoniste est identifiable : le département français de Seine-Saint-Denis, dans les années 2010, « territoire perdu » selon l’euphémisme consacré – perdu pour la France, perdu pour la laïcité, perdu pour les femmes, perdu pour l’humanité peut-être.
Un des thèmes importants de ce grand roman est la métamorphose : des individus ordinaires se transforment soit en pleutres (le conseil municipal d’Erlingen), soit en héros. Clin d’œil au récit de Kafka : on pousse une porte un beau matin et on se trouve face à un insecte géant (qui n’est donc pas tout à fait un insecte). On se réveille un beau matin et, au lieu du pays de Colette et de Robert Doisneau, on se retrouve devant une contrée peuplée d’islamistes hargneux, de femmes bâchées et de déséquilibrés à couteaux hurlant « Allah Akbar ! ». Le sous-titre du roman recèle un paradoxe à la fois criant et profond : comment Dieu peut-Il se métamorphoser ? Il est du domaine de l’éternel, de l’immuable – Il EST l’Éternel et l’Immuable. S’Il se métamorphose, cela signifie qu’il appartient au temporel, au contingent, au transitoire, donc qu’Il n’est pas Dieu. Comment le Dieu du judaïsme, « notre Père et notre Roi », selon la prière classique, le Dieu d’amour du christianisme, a-t-il pu redevenir cette divinité prédatrice du monothéisme le plus ancien ? Corollairement, pourquoi des groupes humains qui aspirent à vivre comme on vivait dans les déserts d’Arabie au VIIesiècle veulent-ils à tout prix faire bénéficier l’humanité entière de leur mode d’existence ? (« […] un mystère archaïque surgi du néant se répand sur terre et s’emploie à réduire l’espèce humaine en esclavage pour servir autre chose que l’immarcescible vie », p.35-36). La conclusion d’Ute von Ebert est sans appel : « Dieu n’a pas besoin de nous et nous n’avons pas besoin de lui » (p.106).
Boualem Sansal connaît de première main la furie islamiste et fait preuve d’une impressionnante lucidité (« la blessure la plus rapprochée du soleil » écrivait René Char), qu’on aimerait voir mieux partagée, entre autres par nos gouvernants, les Gemeinderäte qui dirigent la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, et regardent l’islamisme comme un lapin les phares de la voiture. Certains phénomènes, tel que « l’alya intérieure » qui vide la Seine-Saint-Denis de toute présence juive, montrent que la même lâcheté est à l’œuvre. Non sans émotion, Boualem Sansal rappelle ce que la France représenta jadis : « “Vivre comme Dieu en France” n’est pas une promesse réservée aux riches et aux élus, elle est à la disposition de qui veut, elle a été inventée par les Juifs d’Europe centrale qui savaient mieux que quiconque ce que pogrom, ghetto et rouelle voulaient dire, lorsque la France, la première dans le monde, a émancipé ses juifs et leur a octroyé le statut de citoyen de plein droit » (p.234). Qu’en restera-t-il ? Ce qu’il reste de présence chrétienne sur la terre de saint Augustin.
Gilles Banderier
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A propos de l'écrivain
Boualem Sansal
Boualem Sansal, écrivain algérien né en 1949. Auteur du Village de l’Allemand (2008), Grand Prix RTL-Lire, Grand Prix SGDL du roman et Grand Prix de la francophonie.
Bibliographie :
Le village de l’Allemand ou Le journal des frères Schiller, Gallimard, 2008
Petit éloge de la mémoire, Gallimard, 2007
Poste restante : Alger, Gallimard, 2006
Harraga, Gallimard, 2005
Journal intime et politique : Algérie, 40 ans après, Aube, 2003
Dis-moi le paradis, Gallimard, 2003
L’enfant fou de l’arbre creux, Gallimard, 2000 (Prix Michel Dard)
Le serment des barbares, Gallimard, 1999 (Prix du Premier Roman, Prix Tropiques de l’Agence Française du Développement, Bourse Thyde Monnier)
A propos du rédacteur
Gilles Banderier
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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).