Le tour du monde en 72 jours, Nellie Bly
Le tour du monde en 72 jours, éd. du Sous-sol, avril 2016, trad. anglais (USA) Hélène Cohen, 172 pages, 16 €
Ecrivain(s): Nellie Bly Edition: Editions du Sous-Sol
1889. Le New York World de Joseph Pulitzer décide de réaliser un coup médiatique : tenter de battre un record purement romanesque, le tour du monde en 80 jours de Phileas Fogg raconté par Jules Verne. Sans doute aussi parce qu’un journal concurrent se prépare également à tenter le même exploit… On envisage évidemment d’envoyer un homme. Lorsque Nellie Bly se porte candidate, les réactions de son staff ne sont pas très favorables… « Vous n’y arriverez jamais ! Vous êtes une femme, vous aurez besoin d’un protecteur, et même si vous voyagiez seule, il vous faudrait emporter tant de bagages, que cela vous ralentirait ». Finalement le journal change d’avis… « Mon tour du monde débuta officiellement le 14 novembre 1889, à 9h40 et 30 secondes » écrit Nellie Bly, sûre d’elle et de son succès au moment du départ, bien sûr largement couvert par le New York World (dont le livre reproduit des extraits) : « On se demande de quel bois est faite cette jeune femme qui s’en va faire le tour du monde avec seulement un petit sac et la robe qu’elle porte sur le dos. Elle fait voler en éclats le romantisme en rendant la réalité plus désirable que nos rêves ».
Le voyage autour du monde commence à New-York, en paquebot à destination de Southampton. Il se poursuit par Londres, Paris, Venise, Brindisi, Port-Saïd, Suez, Aden, Colombo, Singapour, Canton, Yokohama, San Francisco, Chicago. La combinaison des horaires des bateaux et des trains est la plupart du temps favorable, malgré quelques contretemps. Le hasard fait parfois bien les choses, et quelques personnes passent outre leurs règlements pour donner un coup de pouce favorable. On peut retarder le départ d’un train pour attendre cette passagère importante à peine débarquée. Il faut dire aussi que tout le monde a intérêt à la réussite de cet exploit. Et puis Nellie Bly n’est pas une vagabonde, elle a des contacts sur son chemin (ambassades ou consulats) qui lui facilitent les choses aussi bien d’un point de vue pratique que pour les escapades locales.
La journaliste prend ce voyage comme il vient. Les traversées sont longues, mais tout va bien. « Nous passions principalement nos journées à nous prélasser dans nos fauteuils sur le pont. Personne ne savourait ce confort plus que moi. J’avais troqué mon corset contre un corsage de soie, et je me sentais à l’aise, détendue, savourant chaque instant de ma paresse ». Tout va bien malgré quelques difficultés inhérentes aux grandes traversées. Parfois la mer est houleuse. Les visages sont pâles, tout le monde vomit. Nellie reste stoïque. Y compris devant l’échelle de coupée qui permet d’accéder aux bateaux. « La mer était comme une coquette, indifférente aux sentiments qu’elle fait naître dans le cœur des hommes ». Parfois la situation s’aggrave, les flots en furie recouvrent le pont. « Tout d’un coup le bateau piqua droit de la proue comme un wagon dans une ornière. Je fus éjectée de ma chaise et volai jusqu’à l’autre bout du pont ». Tout va bien, malgré les difficultés rencontrées par une femme, seule, en voyage. Au wagon-restaurant : « Il n’est guère convenable de manger en compagnie d’hommes dans un lieu public. Par conséquent nous continuâmes à prendre nos repas dans nos compartiments ». Mais son fort caractère de « femme sans attache » (« Je me lève généralement quand j’en ai envie »), son audace, son autodérision, sa volonté, son obsession de gagner sa course contre la montre lui permettent de se sortir de toutes les situations, des règles, des insinuations, des convenances.
Nellie Bly n’a pas beaucoup de temps entre les trains et les bateaux. Elle a quand même l’occasion de visiter quelques endroits très exotiques pour l’époque. Comme Hong-Kong, en Chine britannique (là où elle apprend qu’elle a une rivale sur ce tour du monde). Sa description de la ville est précise. Ses relais sur place l’entraînent dans des visites de sites naturels, de quartiers un peu louches, ou de fêtes locales qui n’existent plus de nos jours et qu’elle décrit avec son talent de journaliste. Elle n’est pas à l’aise quand elle monte dans un jinrikisha, un pousse-pousse, à Colombo : « Je ne me sentais pas très fière d’être ainsi promenée dans la ville par un être humain » ; elle râle devant des coutumes, comme à Penang à l’entrée, sale, d’un temple hindou : « je refusai formellement d’enlever mes bottines. Et de toute façon j’avais assez vu d’idoles comme ça ». Un grand moment de ce voyage est la rencontre avec Jules Verne, près d’Amiens. Elle a quelques heures pour rencontrer l’écrivain, échanger quelques mots, visiter son bureau. Jules Verne lui souhaitera bonne chance, à moitié convaincu de sa réussite. Il a tort.
Si Nellie Bly reste la « première femme à avoir réalisé un tour du monde sans être accompagnée par un homme », formule qu’elle ne devait pas particulièrement apprécier, son reportage est documenté, très vivant, et il a sans doute donné des idées voyageuses à bien d’autres femmes. Enfin, son récit se lit comme… un roman de Jules Verne.
Lionel Bedin
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