Le tour d’Europe en avion, Un petit-bourgeois dans la Russie rouge, Manuel Chaves Nogales
Le tour d’Europe en avion, Un petit-bourgeois dans la Russie rouge, octobre 2015, trad. espagnol Catherine Vasseur, 240 pages, 21 €
Ecrivain(s): Manuel Chaves Nogales Edition: Quai Voltaire (La Table Ronde)
Journal de voyage, reportage journalistique, ce récit a été publié en une vingtaine de chroniques entre août et novembre 1928 dans le journal madrilène l’Heraldo, dont Manuel Chaves Nogales était le rédacteur en chef, puis, augmenté de textes censurés, il parut broché en un seul volume en 1929 aux éditions Mundo Latino. C’est cette dernière version que les éditions Gallimard viennent de traduire et éditer.
Le « petit-bourgeois » républicain comme se définit Manuel Chaves Nogales entreprend un long périple qui va le conduire d’Espagne en France, puis en Suisse, en Allemagne, en Russie de Moscou à Bakou en passant par la Lettonie, enfin en Tchécoslovaquie, en Autriche et en Italie avant de reprendre le chemin de l’Espagne. Moyen de locomotion : l’avion. Le Junkers de préférence, enfin lorsque celui-ci ne tombe pas en panne de moteur ou de carburant, n’atterrit pas en catastrophe dans un champ de blé fraîchement coupé.
Tout au long du récit, le lecteur se familiarise avec les conditions de transports aériens de l’époque, goûte aux joies des trous d’air (sans ceinture de sécurité), au luxe des fauteuils et des cuivres intérieurs, au charme discutable du bourdonnement de l’hélice et à celui beaucoup plus poétique des petits aérodromes de rase campagne. Enthousiaste et visionnaire, il pressent le développement rapide et inéluctable de l’aviation civile, sa démocratisation et le bouleversement que ce mode de transport apportera à la vision du monde par les hommes tant sur le plan culturel qu’économique.
Survoler les villes et raser les montagnes, découvrir la terre à la verticalité, se poser en lieux inconnus, permet au journaliste de poursuivre son objectif : « J’interprète, selon mon tempérament, le panorama spirituel des terres que j’ai traversées à bord d’un avion, je décris des paysages, je relate des entrevues et je rapporte des anecdotes auxquelles je me garde, bien entendu, d’attribuer la valeur absolue qu’elles possèdent peut-être. J’admets pouvoir me tromper. Ma technique est journalistique, et non scientifique. Aller et raconter, tel est mon métier » (p.17).
Manuel Chaves Nogales, va, raconte et rédige ses articles pour des lecteurs espagnols qui vivent sous le régime dictatorial de Primo de Rivera, une démocratie factice, à un moment où le général renforce les liens entre le clergé et l’Etat, combat la laïcité et impose une morale chrétienne stricte. Les multiples détails fleurissant au fil du voyage sur les mœurs des habitants des pays visités, sur les tenues des femmes, l’éducation des filles en particulier, sur le sport, la nudité des corps, la liberté sexuelle qui règne à Berlin ou en Russie, doivent être appréciés à l’aune de ce que les espagnols vivaient à cette époque. Ses efforts entourés de précautions stylistiques pour glisser autant de détails, d’exemples, sans aucun doute pour convaincre ses concitoyens que de tels comportements ne recèlent rien de répréhensible d’un point de vue moral, n’en sont que plus courageux mais aussi que plus pathétiques.
1928 est une année où les habitants des pays européens vivent dans une certaine prospérité, dans la croissance avec le développement de l’industrie, spécialement en Allemagne. Le spectre de la crise à venir ne touche pas les esprits. En Russie, Staline souhaite à tout prix rattraper les autres pays européens dans cette course à l’industrialisation, mais Nogales note à ce propos : « le souci d’améliorer le rendement a prévalu sur celui d’améliorer la condition ouvrière ».
Les peuples, dans leur majorité, ont oublié la Grande Guerre, croient en une paix durable. « Travailler et retirer le plus de bien-être possible du produit de son travail. Travailler, et jouir » (p.76).
Manuel Chaves Nogales est le témoin privilégié de cette transformation en survolant l’Allemagne ; un témoin critique et d’une lucidité exemplaire : « À mesure que l’on s’enfonce dans le pays, cette inquiétude à l’égard de la guerre va s’accentuant. Le dynamisme industriel qui s’affiche en quatre ou cinq occasions avant l’arrivée à Berlin atteste une visée guerrière. Et les cheminées de chaque site, alignées comme sur un front de bataille, apparaissent, vues d’avion, trop grandes et trop hautes pour les industries de paix. Impossible de nier le caractère belliqueux de l’industrie allemande » (p.79).
Mais c’est sans doute le panorama soviétique qui donne à cet ouvrage l’envergure d’une analyse sociologique et politique des plus pertinentes. Repoussant les arguments de ceux qui pensent que le régime soviétique est sur le point de s’étendre à toute l’humanité, et de ceux qui voient dans la révolution communiste une pure utopie et prédisent la chute imminente du gouvernement de Moscou, Manuel Chaves Nogales constate, via son périple, la consolidation définitive du pouvoir soviétique bâtie en partie sur l’abandon de certaines théories, ou sur des concessions, y compris en matière de dictature du prolétariat. Montée d’un nationalisme pour souder les républiques de l’Union au détriment de la révolution mondiale. La révolution permanente et Trotski aux oubliettes. Confronté aux difficultés, aux lenteurs administratives, à la pauvreté des paysans, et à la foi communiste des ouvriers (mention spéciale pour les femmes), à la surveillance discrète, mais terriblement efficace de la GPU, il conclut : « S’agissant d’un pays aussi vaste, qui a connu une période révolutionnaire de vingt ans, une guerre impérialiste, la disparition de son Etat autocrate et l’instauration de la dictature du prolétariat, la sécheresse et le blocus –, il est impossible de distinguer les maux imputables à l’incapacité et à la mauvaise volonté des dirigeants et ceux qui obéissent à l’enchaînement fatal des faits » (p.207).
Attentif, lucide et équanime, ses observations passent de l’infime détail à la prise en compte de phénomènes complexes avec une facilité étonnante et surtout la capacité d’élever la réflexion du lecteur grâce à une prose fluide, soignée, captivante. Une forme de journalisme aujourd’hui quasiment disparue et que l’on est en droit de regretter.
Ce témoignage journalistique, vivant, souvent cocasse, toujours accessible, magnifiquement écrit et ici tout aussi magnifiquement traduit par Catherine Vasseur, apporte plus d’informations sur la situation européenne en cette fin d’Années folles que nombre de livres d’Histoire ou de traités savants.
Catherine Dutigny/Elsa
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