Le Tonneau magique, Bernard Malamud
Le Tonneau magique, avril 2018, trad. américain, Josée Kamoun, 265 pages, 21 €
Ecrivain(s): Bernard Malamud Edition: Rivages
Quel secret Bernard Malamud détient-il pour être capable de rendre passionnante la vie de gens ordinaires, campés dans leurs vies ordinaires ? Des épiciers souvent – on se rappelle avec émotion Le Commis–, divers petits commerçants, petites gens, dans la pauvreté, traversent un épisode de leur vie. Les nouvelles de ce recueil font penser fortement aux contes du Shtetl, vieille tradition des Juifs d’Europe Centrale, à mi-chemin de la déploration et du mystique, voire du fantastique. Plus étonnamment, ces nouvelles ont irrésistiblement quelque chose de l’évidence, de la flagrance de Raymond Carver. Il faut imaginer peut-être un Carver juif !
Des petits commerces de quartiers, boulangeries, épiceries, confiseries, ateliers de tailleurs tenus par des gens pauvres comme Job, jusqu’aux palais improbables ou aux rues de Rome, Malamud tisse sa toile en 13 nouvelles qui, si elles nous mènent en des fictions diverses, n’en déroulent pas moins inlassablement les thèmes récurrents, obsessionnels de l’auteur de L’Homme de Kiev : angoisse, malheur, culpabilité, effarement devant la vie, autant de thèmes prégnants dans la littérature juive d’Amérique et d’ailleurs.
Tout est teinté de judéité dans ces nouvelles, la lamentation, l’humour, la capacité à vivre malgré l’adversité, le lien privilégié avec l’absurde. On rit souvent, on s’afflige parfois aux malheurs des héros, mais Malamud n’est jamais un pleureur, c’est un hymne à la vie « Lechaim » qu’il compose ici. Car dans l’adversité, les personnages restent debout, même s’ils sont souvent sans espoir.
Manischevitz, petit tailleur new yorkais (on ne va pas répéter pauvre comme Job, chez Malamud c’est un pléonasme), voit sa femme mourante, par insuffisance respiratoire, et son propre dos le torturer d’une douleur invalidante. Le désespoir le submerge. Jamais Malamud n’est aussi étincelant que quand il campe le portrait d’un personnage insignifiant, poussière invisible dans le grand New York. Il sait en quelques lignes nous faire partager l’humilité et l’affliction de ce petit bonhomme.
« Manischevitz avait traversé ces épreuves en restant passablement stoïque, presque incrédule devant tout ce qui lui tombait sur la tête, comme si ces coups durs advenaient, mettons, à une vague connaissance ou un parent éloigné. Une telle avalanche de misère dépassait l’entendement. Et puis c’était scandaleux, injuste, c’était même – car il avait toujours été très pieux – un affront à Dieu. Il le croyait, dans son lot de souffrance. Lorsque le fardeau fut trop lourd à porter, trop écrasant, il pria sur sa chaise en fermant ses yeux caves : “Oh mon Dieu, mon petit bon dieu bien aimé, qu’est-ce que je t’ai fait pour mériter ça ?” Puis, reconnaissant la vanité de sa supplique, il laissa de côté ses jérémiades et sollicita humblement l’aide du Seigneur. “Rends la santé à Fanny, et moi, fais que je ne ressente plus cette douleur épouvantable chaque fois que je mets un pied devant l’autre. Viens à mon secours tout de suite, demain, il sera trop tard”. Et Manischevitz pleura » (In L’Ange Levine).
Et, comme dans un conte du Shtetl, Dieu envoie un « ange ». Un grand Noir, nippé comme un pauvre hère, et affublé du nom de Levine. Et Manischevitz va se dépatouiller avec cet être pour le moins étrange. Et ce ne sera pas simple.
Les personnages de Malamud croient très modérément en la Providence. Il faut dire que le malheur qui les poursuit souvent les a menés à douter d’un Dieu de bonté et secourable. On est là dans la (longue) tradition ashkénaze qui – après les malheurs les plus épouvantables – accusaient souvent Yahvé de trahison. Jusqu’à dit-on le traduire en cour de justice ! Tel qui cherche à se loger ne demande rien au ciel mais à un agent immobilier (qui ne fera guère mieux que le ciel), tel qui cherche à se marier ne s’en remet pas à la rencontre mais à un marieur (et quel marieur !). Les personnages de Malamud sont souvent solitaires, souvent pauvres, mais toujours désespérés quant à la clémence du ciel.
Et la dernière nouvelle de ce recueil, celle qui donne le titre au livre, compose une sorte de synthèse des lignes thématiques de l’univers de Malamud. Ce jeune rabbin solitaire qui décide de chercher femme par l’intermédiaire d’un marieur a tous les traits du personnage malamudien : maniaque, paranoïaque, pessimiste, maladroit et, en fin de compte, guetté par le malheur : quand il va enfin au premier rendez-vous avec la femme de ses rêves, Malamud brise le happy end impitoyablement :
« Au coin de la rue, adossé contre un mur, Salzman psalmodiait la prière des morts ».
Ce recueil est un formidable tour d’horizon du monde d’un des plus grands écrivains américains du XXème siècle, servi ici par la brillante traduction de Josée Kamoun.
Léon-Marc Levy
VL3
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