Le Titanic fera naufrage, Pierre Bayard
Le Titanic fera naufrage, octobre 2016, 176 pages, 16,50 €
Ecrivain(s): Pierre Bayard Edition: Les éditions de Minuit
Dans quelle mesure les écrivains et les artistes bénéficient-ils d’un talent particulier qui leur permettrait de prévoir l’avenir et de le retranscrire dans leurs écrits ou productions artistiques ?
La thèse de l’ouvrage de Pierre Bayard s’inscrit dans cette problématique que l’on peut caractériser d’intégrationniste (c’est-à-dire qui envisage des relations possibles entre le monde réel et le monde créé par la fiction), en se situant entre deux avis opposés, celui des coïncidences que défend Gérald Bronner, plutôt ségrégationniste en ce qu’il ne perçoit pas de relation de causalité entre les écrits fictionnels et les événements réels, et celui de la précognition, que soutient Bertrand Méheust, et duquel Bayard se rapproche.
Contrairement à Cassandre, à qui « les dieux avaient donné […] le don de prophétie, en la privant de la capacité d’être entendue », le pouvoir prédictif des écrivains a un impact politique fort, dans la mesure où il permet aux hommes sinon de modifier l’avenir, du moins de mieux s’y préparer.
Quatre domaines sont particulièrement touchés par ce pouvoir de voyance, qu’il soit prémonition intuitive ou prédiction consciente : les évolutions politiques ou scientifiques, les catastrophes humaines ou naturelles. Aux deux premiers domaines sont attachés les noms de Franz Kafka pour son analyse prémonitoire de l’absurdité des régimes totalitaires, et de Jules Verne pour sa préscience des découvertes scientifiques et technologiques ; aux deux derniers domaines sont associés les noms d’Edgar Allan Poe, auteur d’un roman où les héros rescapés d’un naufrage sont amenés à tirer au sort ceux qui seront mangés, et qui préfigure un événement réel du même type, et de Frankétienne qui prédit dans l’une de ses pièces de théâtre le tremblement de terre meurtrier du 12 janvier 2010 à Haïti.
Toutefois, nulle sorcellerie dans ces préfigurations du futur : dans l’ensemble des situations qui forment le champ de l’expérience humaine, il existe des « lignes de faille », sortes de jalons permettant de saisir la force des événements à venir, le long desquelles se trouvent des « points de fracture », où risquent de se produire les conquêtes, les découvertes, mais aussi les changements, les catastrophes. Les écrivains, les artistes sont simplement plus réceptifs à ces signaux de la vie réelle, qu’ils interprétent, qu’ils agencent en les modifiant, en ancrant leur narration dans un passé revisité qui devient avenir. Les textes de nombreux auteurs des XIXe, XXe et XXIe siècles sont ainsi analysés : outre les écrivains déjà cités, Michel Houellebecq, Aldous Huxley, George Orwell, H. G. Wells font partie de cette catégorie d’écrivains visionnaires, traçant des utopies qui ne sont pas si éloignées de la réalité. La probabilité qu’un ou plusieurs des événements narrés se produise est élevée.
Au terme de la lecture de l’essai de Pierre Bayard, une question demeure : quelle forme extraordinaire de compassion, quel intérêt important et manifeste des auteurs pour les hommes et les sociétés qui les entourent, quelle force inégalée pousse les écrivains à créer ces mondes fictionnels dont certains faits vont devenir aussi factuels que ceux du monde réel dans lequel nous vivons ?
Sylvie Ferrando
- Vu : 3112