Le Tigre Absence, Cristina Campo (par Didier Ayres)
Le Tigre Absence, Cristina Campo, éd. Arfuyen, Coll. Neige, trad. italien, Monique Baccelli, novembre 2023, 132 pages, 15 €
Edition: Arfuyen
Hauteur
Le mot Hauteur m’est venu assez vite pour qualifier en propre comme au figuré cette poésie d’une grande force d’ascèse, qui trouve son expression dans une langue très retenue, mais sans formalisme, donc laissée vivante aux yeux du lecteur. Cristina Campo mêle à son poème quelque chose d’inouï, et que l’on pourrait traiter de sublime (si ce mot a encore une valeur intellectuelle), une poésie qui se justifie par sa rencontre avec l’essence de l’écriture. La poète circule presque avec pudeur dans son monde, son univers, son imaginaire, lesquels sont composés de figures dansées, espèce de ballet linguistique très organisé et ne laissant place à aucune erreur, aucun faux-pas (il faut donc faire confiance à la traductrice qui a restitué en français ces textes depuis l’italien). Textes de l’épure, plume aussi retenue que celle d’Emily Dickinson, emplis d’une spiritualité sans emphase. Voilà pour l’ordre d’idée auquel nous convie cette littérature, simplicité non affectée, peuplée du petit dieu ailé de l’opportunité du Kairos qui surgit çà et là, témoin d’une activité de création toujours en mouvement.
Courbé par de terribles
vents
il baise en silence les plaies sacrées
élève et montre
les pures paumes transpercées
mendie la paix
entre pouce et index il tend
un fil sur l’abîme du Verbe.
Bien souvent l’on songe avec l’écrivaine à ce que la mort représente pour elle, et plus généralement comment la mort tend le poème, le sous-tend (et la vie son corollaire) à son extrémité pure, sans scories. L’on est ainsi confié au recueil du silence. D’où peut-être l’énigme du titre : une force qui s’absente. Cette poésie est resserrée par son étoffe même. Elle se constitue accueil de l’extrême, accueil de la durée haute de l’écriture qui reste vive et libre, ne s’encombrant pas de discours mais allant droit au but esthétique. Nonobstant le poème n’évite pas la chair, ne se perd pas dans une abstraction vaine, reste charnel malgré son exigence (ou peut-être grâce à cette exigence).
Nous mourrons éloignés. Et ce sera déjà beaucoup
si je pose ma joue dans ta paume
au jour de l’an ; et si dans la mienne tu contemples
la trace d’une autre migration.
Ou
Maintenant que la clepsydre est retournée,
que l’avenir, ce chaud soleil,
déjà monte derrière moi, avec les oiseaux
je reviendrai sans douleur
à Bellosguardo : là, j’ai posé ma gorge
sur les vertes guillotines des grilles,
et d’un rose éternel
vibraient mes mains, privées de fleurs.
La poète n’est pas seule, elle habite la maison de l’énonciation, avec ses murs hauts et cristallins, haut lieu d’expression en tout cas. Et si l’on me permet une comparaison qui pourrait paraître déplacée, nous sommes ici avec un bouilleur de cru, lequel travaille à essentialiser le degré d’alcool d’une eau-de-vie, comme la poétesse essentialise son langage et produit de l’ivresse, peut-être directement venue de sa propre ivresse stylistique.
Et la sphère de l’âme et de l’année
vibrait au sommet d’une gerbe d’or
haute et légère, le sang.
Cette élévation se dirige vers un endroit sublime, une prise d’air, une respiration profonde, un enlèvement, un ravissement de la forme. Le choc du Kairos, son impact dit bien le plus intéressant, l’éclat (comme certains historiens de l’art qualifient la peinture), le punctum, l’existence même d’un univers paradigmatique. Poésie haute symboliquement et chantante sans exagération.
Didier Ayres
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