Le Thé se boit sans sucre, Marie Hourtoule (par Murielle Compère-Demarcy)
Le Thé se boit sans sucre, Marie Hourtoule, éditions Douro, juin 2021, 380 pages, 21,50 €
Ce livre de la journaliste spécialisée en politique étrangère, Marie Hourtoule, propose un véritable art de vivre et ce, dès ces citations en exergue invitant le lecteur à la table d’un festin raffiné en parfums et plaisirs tout en saveurs. Le sous-titre, Chroniques d’un monde épicurien, est explicite et annonce à point les mets en mots qui attendent les lecteurs.
Marie Hourtoule, en convive du monde, curieuse de rencontres offertes par ses voyages et dégustatrice de conversations autour de la table à l’occasion de ses déplacements en tant que journaliste (« Il ne faut pas tant regarder ce que l’on mange que celui avec lequel on mange », affirmait Epicure), nous régale de réflexions sur notre temps, d’anecdotes croustillantes, nous convie à partager des vies aussi multiples que multicolores, ravivées par le partage de l’art culinaire dont l’anthropologue et ethnologue français Claude Lévi-Strauss disait qu’il symbolisait un vecteur de communication, révélateur de la structure d’une société.
Marie Hourtoule nous invite au voyage via le plaisir de la table.
Un voyage où le temps se dilate, tel que celui recherché par Proust, où la parole se livre, les langues se délient, dans l’immersion vertueuse et jubilatoire de la convivialité. Les 5 sens à l’éveil, dans une synesthésie personnelle et sociale fertile, « le repas rythmant nos vies », avertit l’auteur, « peuple notre imaginaire » et si « le rideau s’ouvre : le lieu, les convives, plus encore que ce qui le compose », la scène du monde se dévoile, des coulisses s’éclairent, des aspects inattendus se révèlent, la vie vibre de ses facéties, de ses tranches de vie aux « moments quelquefois saugrenus, rêvés ou dérisoires ». Observatrice bienveillante, Marie Hourtoule raconte dans ce livre comme elle se rend disponible à l’inattendu du vivant dans ses foisonnantes facettes, à la manière d’une journaliste à l’écoute du monde, à la manière d’un auteur du 17e siècle scrutant ses contemporains comme soi-même afin de comprendre le monde, afin de mieux se connaître, afin de nous donner à voir nos travers mais aussi nos trésors parfois cachés. Voici, avertit la journaliste-écrivain : des tranches de vie gourmandes suspendues entre l’ici et l’ailleurs où il est prouvé que l’observation de nos semblables s’avère souvent aussi inattendue que ce que l’on éprouve soi-même.
Un voyage où le passé et le présent peuvent quelquefois se rejoindre et procéder au télescopage de leurs personnages dans un décor commun, ainsi lorsqu’au cours d’un souper imaginaire et anachronique Marcel Proust en personne, un soir d’automne ensoleillé, nous invite à nous retrouver à l’hôtel Ritz « où il avait toujours quelques habitudes ». Nous sommes, en compagnie de l’auteur d’À la recherche du Temps perdu, projetés dans le « décor néo-antique de la fin du XVIIIème siècle », aux côtés de Marguerite Yourcenar, Jacqueline de Romilly, Oscar Wilde, Francis Bacon et de l’auteur Marie Hourtoule provocatrice de la rencontre, « au milieu de superbes compositions florales et sous un ciel en trompe-l’œil »… Le temps se dilate, passé et présent se superposent comme « Proust superposait la vie et l’art », comme Fr. Bacon superposait les multiples souvenirs perçus dans son entourage dont il captait et « enregistrait » les bribes du monde et de la vie des gens, réunis en un même temps sur la toile ; dans une dimension poétique de l’existence telle que la vit éminemment un dandy, un esthète, un artiste : tout créateur ; dans une mise en abyme où ce festin partagé, honoré par « le service, d’un raffinement extrême, (…) à la Russe » (le chef Escoffier ayant aboli le service à la française), est aussi celui de la Littérature. Ce repas exquis excelle au mitan du livre, truffé d’anecdotes et d’annotations éclairantes et de fin gourmet aux délices a-temporelles.
L’auteur nous conte ces voyages exotiques – dans le cadre de voyages officiels comme dans « l’île Rouge », Madagascar ; lors d’un retour des Antilles après une longue correspondance à Miami vers le Chili avec la description sensitive d’un Santiago, le souvenir indélébile du poète, écrivain, diplomate, homme politique et penseur chilien Pablo Neruda « qui ne survécut que de quelques jours à Allende », l’archaïsme des us en vigueur comme la ségrégation du genre ; lors d’une accréditation obtenue dans le cadre du voyage officiel en Lybie du Président Jacques Chirac en 2004, notre journaliste envisageant d’écrire un ouvrage économique et géopolitique sur ce pays ; à Alger ; en Italie ; au cœur des délices épicés en Chine ; en Angleterre ; etc. La journaliste nous transporte aussi en des lieux exotiques à leur façon bien que situés sur le territoire national, comme dans cette auberge bretonne où se déguste à portée de notre palais un mémorable Poulet en croûte de sel accompagné d’une goûteuse jardinière, le tout ponctué par « une tarte aux poires et à la rhubarbe composée d’une pâte très fine au beurre salé légèrement caramélisée qui, mariée au goût acidulé des fruits du verger, nous transporta entre douceur citronnée et rondeur salée, un mélange à la fois délicat et sophistiqué » : nous fait partager un déjeuner provincial dans le Cantal « au charme suranné »… L’auteur nous fait entrer dans des lieux symboliques où une sonate du Temps s’écoule dans la brèche de la mélancolie pour nous replonger dans un passé enfoui, nous projeter dans un décor rêvé ou empreint de sortilèges, de croyances, ou encore nous introduit dans le cadre d’un décor décalé comme dans celui de ces demeures postcoloniales possédées par de hautes castes soucieuses de préserver leur identité menacée.
Utilisées dans le cadre d’une veine et par la verve d’une prose journalistique, les comparaisons littéraires, gourmandes et expressives, font figure de « cerise sur le gâteau », nous transportant de l’ici à l’ailleurs, nous laissant rêveurs sur le perron d’un réel fabuleux ou à la frange d’une réalité étonnante, au croisement d’un univers dépaysant que l’on toucherait presque de tous nos sens par la puissance des mots pittoresques, par la force d’un récit où l’épique et le poétique conjuguent leurs notes et nous ouvrent « le cocon délicieux d’une certaine mélancolie » qui peut « explos(er) comme une bulle de savon, créant une soudaine pulsion de vie ». Monte une mélancolie sans tristesse, car le livre de Marie Hourtoule nous ouvre davantage « une promesse d’exil vers l’exostisme ». L’humour (entre les lignes et touche originale des recettes proposées en fin de chaque chapitre) associé aux messages d’humanité ajoutent à la qualité de ces chroniques contemporaines. Côté humoristique, par exemple, alors qu’elle dîne avec un convive ennuyeux, l’auteur commente : « Ayant épuisé le volet de la langue malgache, il se mura en moine bouddhiste sous Tranxène »… Côté humanitaire les commentaires ne manquent pas, l’auteur se situant toujours, en assumant sa position, du côté des plus démunis, des exploités : « Je détestais les profiteurs de la misère du monde et savais le montrer », affirme Marie Hourtoule.
Le credo de la journaliste est de découvrir la gastronomie locale où qu’elle aille et, pour le moins que l’on puisse dire, ne fait pas la fine bouche en mangeant du serpent, de la viande boucanée, du zébu, du kangourou et même goûte aux sauterelles grillées. Son appétence pour le risque la rend téméraire, courageuse (« Je ne jouais pas petits bras »). Son œil de journaliste investit les multifacettes du monde, en ses moindres recoins, ces chroniques remplissant leur fonction d’investigation d’une réalité kaléidoscopique de terrain, allant même parfois en des lieux où les journalistes ne sont pas les bienvenus.
La Grande Ile demeurait l’un des pays les plus pauvres du monde, en dépit d’un potentiel naturel et humain sans aucun équivalent dans la sphère postcoloniale de la France. La propagande pouvait tout repeindre en bleu, mais les dieux s’obstinaient à faire chuter le mirage. Rouge restait l’île.
Les titres de ce livre mettent le lecteur en appétit avec leur note expressive et colorée : par exemple, L’auberge de l’Eden, Agapes à Tripoli, Délices épicés en Chine, La truite prend la mouche…
La palette des convives, amis de l’auteur et qui se distinguent souvent par « une excellence » raffinée ou de bon goût dans l’art de vivre, sont à la mesure des plats culinaires exotiques proposés, comme cet « esthète délicieux, véritable gourmand » surnommé « le Baron », « sybarite » « arbor(ant) une vitalité de général d’Empire et port(ant) une attention incessante aux aliments et aux saveurs nouvelles » ; l’inventeur de la carte à puce, Roland Moreno, ami très cher au cœur de notre journaliste, amateur d’art, de bons vins et « fou de musique », personnage haut en couleurs atypique et insolite (« totalement sédentaire, abominablement distrait, il avait indiscutablement un côté professeur Nimbus. S’étonner, s’émerveiller et s’indigner composaient son passe-temps favori » ; inventeur de la carte à puce, Roland Moreno l’est aussi d’un appareil loufoque cuiseur d’œufs à la coque digne du piano-à cocktails de L’Ecume des jours de Boris Vian !). Notre journaliste-écrivain fraye également son chemin au milieu de confrères, ceux du Press Club de France, des critiques gastronomiques, lui arrivant de faire fausse route en atterrissant chez un chroniqueur culinaire a contrario peu généreux, voire ennuyeux, dans son accueil très frugal. Il est à noter que cette chronique intitulée « Dîner confraternel » constitue un savoureux plaisir de lecture par la cocasserie de son histoire malheureuse pour l’invitée (notre journaliste-auteur) victime d’un véritable rendez-vous manqué. L’anecdote d’une erreur de destination (mauvais étage) pour une soirée de Saint-Sylvestre n’est pas mal non plus (« Réveillon chez Roland Moreno »).
La science de gueule clamée par Montaigne aurait dû obligatoirement faire partie de l’éducation tant les amateurs de bonne chère s’avéraient être les plus charmants compagnons, affirme Marie Hourtoule.
Une philosophie se dégage de ces chroniques qui prônent un véritable art de vivre par la vertu exercée de l’art culinaire dans toutes ses gourmandises, ses délices inégalables, le plaisir épicurien qu’il nous offre si l’on veut bien s’y appliquer avec rigueur et enthousiasme. Les délices gustatives déroulent dans Le Thé se boit sans sucre des correspondances jusque dans la nature vive des paysages : « (…) sous un soleil de paille de fin de printemps, apparut un petit village délicieux comme un bonbon » / « un camaïeu de vert, un soupçon de rouge, en bouche, ça croquait, ça fondait… ». La linguistique elle-même est heureusement touchée par ces plaisirs de la bonne chère et se révèlent, ici et là, des recoins insoupçonnés de la chair du Langage, ainsi l’expression familière « casser la croûte » ne tiendrait-elle pas son origine de la préparation raffinée d’une volaille en « croûte » de sel (dont nous casserons la croûte devant les convives, comme nous le conseille vivement Marie Hourtoule page 24) ?… L’imaginaire peut malaxer cette pâte pourvu que la fantaisie et le goût de l’inconnu en composent les ingrédients, par exemple en Amérique Latine lorsque notre reporter occupe le temps de l’une de ses escales à imaginer des visages en feuilletant l’annuaire téléphonique de Santiago (Marie Hourtoule parle d’une « poésie de l’annuaire »). Nous la retrouvons également tentée par le « vrai plaisir à imaginer un sens à des mots (étrangers) inconnus ». Il arrive enfin que le maniement de la langue autochtone produise des contresens, des incompréhensions « cocasses » comme à la commande au Chili d’un cocktail de fruits par notre voyageuse qui se voit au final servir une glace parfumée à la rose… (« Mon espagnol approximatif (…) assorti de la langue chilienne avec ses particularités pouvant désarçonner un pur Castillan, pouvaient donner, de facto, ce genre de résultat cocasse »).
Nous sommes bien là à l’opposé d’une vie stoïque vouée aux restrictions et freinant les plaisirs de bouche et d’esprit que l’existence déploie à portée de nos sens : La vie représentait pour nous un vaste cabinet de curiosité.(…) nous ressentions la même urgence à avaler du bonheur. Notre existence s’appuyait sur une esthétique antagonique. La quête du plaisir devait être un instrument politique à l’opposé de l’épouvantable ascétisme. La vie ne saurait ressembler à la salle d’attente d’une gare de ville de province, plate et grise. Ainsi, l’art éphémère de la cuisine restait prétexte à une tentative dionysiaque. Le chaos, l’exubérance, l’irraisonné, la profusion, le déroutant et le primitif permettaient de se sentir vivant.
Comme si nous étions dans une salle d’embarquement ou sur le tarmac, Marie Hourtoule nous réserve mille surprises qui font éclater l’horizon du lecteur en autant de ciels qu’il y a de pays dans le monde, de situations, de climats aléatoires ; nous emmène survoler autant de tableaux de l’Humanité qu’elle propose de plats à déguster ; nous fait « atterrir » à chaque fois « dans un autre univers » ; nous plonge dans tous les cas « dans une volupté suspendue ».
Le Thé se boit sans sucre de Marie Hourtoule offre une arme pacifique pour bien vivre dans un monde épicurien et cela, surtout en ces temps de morosité, reste un plaisir à ne surtout pas bouder.
« Ceux qui parlent de refuge (qu’offrirait la lecture) m’assomment », affirme l’auteur, « car cet exercice fournit surtout l’artillerie pour vivre ». Ce livre en constitue une preuve par et pour les cinq sens et l’esprit, nous ramenant au palpitant de la vie à savourer, à croquer à pleine bouche, sans hybris mais avec un art du bonheur à cultiver, à cueillir dès qu’il nous tend la main ou en prenant l’initiative de l’inviter à notre table. Le Thé se boit sans sucre se consomme dans l’ambiance des belles inspirations, au-delà de l’afternoon tea à l’heure des gourmandises subtiles de la vie.
Murielle Compère-Demarcy
Marie Hourtoule est journaliste spécialisée en politique étrangère. Elle tient de son père, artiste peintre, une passion pour l’art. De sa mère, excellente cuisinière, le goût des bons produits et l’amour de la littérature. Du Gabon à l’Afrique du Sud, du Kenya au Rwanda, du Cameroun au Chili, huit années d’expatriation lui ont laissé le goût des rencontres insolites. Après avoir créé et développé avec le ministère des Affaires étrangères, Guidiplo, un outil de la diplomatie économique, elle dirige actuellement la rédaction d’une collection de rapports économiques intitulée Yearbook présentant les opportunités qu’offrent les pays émergents aux investisseurs. Elle est également Vice-présidente de Cercle Africa, une jeune association ayant pour mission d’encourager le développement économique et la solidarité internationale par l’accompagnement de projets innovants sur le continent africain.
- Vu: 2006