Le temps, la tempête, Igor Zidić (par Didier Ayres)
Le temps, la tempête, Igor Zidić, éd. L’Ollave, décembre 2023, trad. croate, Brankica Radić, 89 pages, 15 €
Voir au-delà
Je me réjouis toujours de trouver au courrier le travail remarquable que fait Jean de Breyne et les éditions de L’Ollave. Chaque fois, j’avance mieux dans le continent des lettres croates, et bien souvent cela me renseigne et m’éclaire. J’ai même songé que le lectorat français pourrait avoir devant lui une nouvelle vague poétique croate, tant les talents foisonnent. Terre fertile donc que ce biotope littéraire.
Cette anthologie d’Igor Zidić nous rend témoin d’une œuvre qui a cheminé. Allant de l’époque soviétique jusqu’au libéralisme, vers la guerre et enfin en une intégration à l’Europe politique qui garantit tout de même la paix entre les peuples européens. Et cela ouvre les yeux. Oui, au sens presque premier : cette poésie nous propose de voir au-delà. Ainsi, au-delà du temps, de la durée qui s’exerce de toute façon, un pas vers la lumière, route incessante vers un certain optimisme, lequel se désagrège au long des années pour aboutir à la maturité.
Cette poésie s’interroge au fur et à mesure qu’elle avance. Poésie du noircissement progressif, où de recueil en recueil, à travers diverses époques historiques, l’on voit comment un poète vieillit, se densifie, se ramasse sur l’essentiel. Je ne sais au juste pourquoi j’ai pensé au travail plastique de Lucio Fontana, dans son acte de coupure. La poésie d’Igor Zidić a de fécond un geste universel, à la fois vivant, sensuel et poétique. Peut-être que l’œuvre de Fontana, radicale et hardie, serait la déchirure du kaïros tout autant que représentant le désir physique ?
L’ordre
La lettre note,
le mot signifie,
la parole essaie,
la langue est.
1985/1988
Ou
Un rêve
À la petite voiture de Kožarić
Du côté
lumineux
de la Lune
elle arrive
sans bruit
tel un ange
minuscule,
dans son éclat
argenté,
Volks =
Wagen
2016
La vérité c’est que la poésie génère, fructifie comme une lumière qui viendrait frapper l’iris, se dirigeant vers le regard, dans le double possible de la vision : punctum et recueillement des images. Ou plutôt, agissante du dedans vers le dehors et inversement comme si cette pénétration pouvait fracturer la banalité des jours, rendre plus épaisse et plus dense la minute qui passe, s’inscrivant dans les yeux du lecteur.
Pour Igor Zidić, l’homme est capable de refaire le monde, ou encore, le poète lui-même en son pouvoir de visionnaire rend possible la transformation. Pour tout dire, nous nous trouvons au pied du premier verset de la Genèse. Et le poète ici se comporte en découvreur. Une anecdote éclairante : Alain Suied, le poète trop tôt disparu, me confiait vraiment, quelques jours avant de mourir, que seul le « génésique » était souhaitable. Parlait-il de la vie qui sans alarme pousse loin le principe de la naissance ? S’agit-il de la poésie qui doit se rapprocher inéluctablement du début de l’homme mystique ? Je n’ai pas encore percé le secret de cette formule.
Eh bien, disons que ces poèmes croates relatent un humanisme qui dans l’Europe de l’Ouest est savamment vidé de sa substance au profit d’un prospect formaté et qu’il faut rendre dépendant du monde de la matière…
Ce n’est pas facile
de vivre au milieu des pertes,
mais – s’il n’y avait pas de pertes –
il serait encore
plus difficile
de mourir un jour.
1991
Igor Zidić n’a pas peur de la dialectique, celle de la mémoire et de la perte, car sa poésie se frotte à l’espoir et au désespoir, soigne et rend douloureux, captive et égare, traverse le temps et l’immobilise. Là une voix croate que la traduction de Brankica Radić rend claire et pénétrante.
Didier Ayres
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