Le temps des sauvages, Sébastien Goethals (BD)
Le temps des sauvages, octobre 2016, 272 pages, 26 €
Ecrivain(s): Sébastien Goethals Edition: FuturopolisCœur d’homme, dent de bête
Homo, sacra res homini. L’homme est une chose sacrée pour l’homme (…) l’homme est un dieu pour l’homme.
Sénèque, Lettres à Lucillius
Lupus est homo homini, non homo, quom qualis sit non novit. Quand on ne le connaît pas, l’homme est un loup pour l’homme.
PLaute, Asinaria, La Comédie des Ânes
L’ombre brisée d’un caddie sur un parking désert, une envolée de mouettes au-dessus d’un rocher échoué tel un cétacé et un couple énigmatique ouvrent la bande dessinée de Sébastien Goethals. La dominante chromatique de gris coloré accentue le côté film noir ou d’anticipation.
Au début, les personnages, en commettant des actes odieux, échangent des dialogues complexes, étrangement décalés, dans un climat de terreur proche de celui du film New York 1997 de John Carpenter (sorti en 1981), d’habitants bloqués dans une ville-prison. Sécurité est le mot d’ordre. Ce chaos organisé ne va pas sans rappeler l’univers de fin du monde ultra-technologique de la dessinatrice Chantal Montellier. Les employés les plus jeunes se plient aveuglément au diktat de la société consumériste, deviennent les exécutants des programmes élaborés par leurs aînés. Des mini-séquences accentuent le cloisonnement et l’inhumanité de cette collectivité.
Le marketing, les expressions franglaises ont envahi le quotidien, et le travail est la grande dominante de masse. La ville est encadrée par une signalétique de sigles, de marques, d’acronymes et les individus sont sommés de fonctionner et d’obéir sous peine de sanctions. Les détails des objets, des visages sont rendus par des dessins surlignés et des aplats estompés ou monochromes. La perspective plongeante des bâtiments urbains renforce l’impression d’angoisse, le noir clôture les plans, obture les entrées et les fenêtres sur un ciel blanc cassé ; neutre. Les nuances de gris – de Payne, taupe, fer, perle, ardoise, bistre – accompagnent le désarroi et les haines des citadins. Il y a du suspense, rien n’est convenu. Même les « méchants » ont une morale, les « gentils » alignent les théories (issues d’ailleurs de la systémique) et les abonnées aux séries télévisuelles débitent les propos les plus racistes. Tout cela provoque des effets rétroactifs souvent négatifs car violents, et qui ramènent en boucle des modèles obsolètes, perdus ou oubliés.
L’adage célèbre l’homme est un loup pour l’homme est l’occurrence à prendre presque littéralement dans cette histoire, hormis que les loups ne se mangent pas entre eux ; seuls les humains semblent pratiquer l’anthropophagie. Ici, dans Le temps des sauvages, la lycanthropie, redevenue contemporaine, atteste de la vulnérabilité de certaines minorités mises à mal, altérité radicale des transformations, des mutations. Des réminiscences de littérature fantastique et féministe (Angela Carter notamment) perturbent un mode masculin à l’organisation quasi fasciste, avec par exemple la désintégration de l’humanité et sa reconstruction/manipulation à l’aide d’un processus génétique. Les figures féminines – l’une « douce », l’autre « agressive » – évoluent différemment mais toutes deux tentent d’innover des expériences tout en fuyant les formes classiques d’asservissement. Chose commune, filles et garçons essayent à leur façon de combattre l’édifice oppressif et ses injustices. Néanmoins les êtres ne se transforment pas sans blessures d’un genre à l’autre et la nature s’offre comme un dernier havre de survie. L’espèce animale garde en elle des ressources vitales qui conduisent vers une forme de bonheur et de liberté. La fin de la bande dessinée de Sébastien Goethals est ouverte. Nous laissons maintenant aux lecteurs le goût et le choix de l’apprécier selon la sensibilité de chacun.
Yasmina Mahdi
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