Le Temps des magiciens, 1919-1929, L’invention de la pensée moderne, Wolfram Eilenberger (par Gilles Banderier)
Le Temps des magiciens, 1919-1929, L’invention de la pensée moderne, Wolfram Eilenberger, septembre 2019, trad. allemand, Corinna Gepner, 460 pages, 22,90 €
Edition: Albin MichelC’est une photo de classe comme on en a pris des dizaines de milliers ; avec des enfants aujourd’hui réduits en poussière, quelles qu’aient été leurs vies après le passage du photographe. Sur cette photo des années 1900, au lycée technique de Linz (Autriche), on remarque à moins de deux mètres l’un de l’autre deux élèves nommés Ludwig Wittgenstein et Adolf Hitler. Nul ne le sait au moment où le cliché a été pris, mais il résume à lui seul une bonne partie du XXe siècle.
Présenter de manière agréable et claire quatre des systèmes philosophiques parmi les plus ardus est une gageure que Wolfram Eilenberger, d’une plume alerte et vive, est presque parvenu à relever. À sa décharge, on notera que la pensée de Heidegger demeure opaque sous bien des rapports et que, comme on l’a observé, il n’est pas sûr que certains de ses écrits aient simplement un sens. Le Temps des magiciens entrelace avec habileté les biographies de quatre philosophes majeurs du XXe siècle : Ludwig Wittgenstein, Ernst Cassirer, Walter Benjamin et Martin Heidegger, envisagés durant la décennie qui court de 1919 à 1929.
Tous les quatre se connaissaient, au moins de nom, parfois davantage : en 1929, un débat public demeuré fameux opposa Heidegger et Cassirer dans un grand hôtel de Davos. Vingt ans plus tard, réfugiée en Amérique, la femme de Cassirer qualifiera Heidegger de « petit homme très insignifiant, cheveux noirs, regard sombre et perçant » (cité p.25).
En 1919, l’Allemagne était intacte au point de vue territorial (contrairement à la France, où le conflit mondial avait détruit des régions entières, pas une tuile ne manquait sur les toits allemands), mais économiquement ruinée. Cette guerre – que l’Allemagne avait voulu, comme elle a voulu la précédente et voudra le suivante – avait causé des millions de morts et de blessés. Les mutilés de toutes sortes étaient un spectacle courant (un célèbre tableau d’Otto Dix est là pour le rappeler). Mais la vigueur intellectuelle du pays demeurait intacte elle aussi, en partie grâce à un système universitaire qui, depuis 1870, faisait l’admiration de la France. Seuls Cassirer et Heidegger furent de parfaits produits de cet univers académique. Le premier incarnait le rêve d’une Allemagne de l’esprit éternelle ou, en tout cas, celui de la pérennité des valeurs culturelles allemandes (ce dont un jeune blanc-bec nommé Emmanuel Levinas se moqua cruellement – « S’il y a des choses dont on se repent toute sa vie, celle-ci a dû poursuivre Levinas » p.381). Incapable de fixer son intelligence sur un sujet précis et de l’étudier à fond, au moins quelques années durant, Benjamin ne sera jamais intégré à l’université (p.112) et Wittgenstein, après avoir exercé la profession d’instituteur rural au fin fond de l’Autriche, ira chercher la reconnaissance institutionnelle en Grande-Bretagne. Mais nos quatre hommes avaient en commun d’avoir réfléchi et écrit en des années où les difficultés économiques, sociales et bientôt politiques, eussent découragé n’importe qui de moins obstiné.
Ce livre brillant, bien écrit, s’achève en 1929, mais la suite est connue : seul Heidegger, pour des raisons que l’on saisit de mieux en mieux, restera dans l’Allemagne nazie. « Hell is empty, and all the devils are here » (Shakespeare, La Tempête).
Gilles Banderier
Né en 1972, Wolfram Eilenberger a été journaliste à Die Zeit et dirige à présent les éditions Nicolai, à Berlin.
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