Le Temps de l’art, Anthropologie de la création des Modernes, Michel Guérin (par Pierre Windecker)
Le Temps de l’art, Anthropologie de la création des Modernes, Michel Guérin, Actes Sud, octobre 2018, 432 pages, 27 €
Le titre indique simplement : Le Temps de l’art. Le sous-titre commente, il devance et récapitule : Anthropologie de la création des Modernes. Pour saisir toute la portée du livre, il est bon de le lire en faisant jouer à fond cette ambiguïté, en faisant vibrer cet accord, très légèrement dissonant, qu’il ménage en ouverture.
Ce que Le Temps de l’art prend pour cible de son enquête, c’est le destin historique de « l’art », celui qui va du Grand Art de la Renaissance florentine aux productions artistiques de notre époque, celle qui se désigne généralement comme « postmoderne ». Entendons-nous : ce livre n’est pas du tout un « livre d’histoire ». Il ne cherche pas à construire, pour nous la livrer, une narration continue qui articulerait ses questions à partir d’une chronologie unique. Son propos est de rendre intelligible un mouvement, un devenir, qui nous apparaît aussi fatal (nécessaire) que déconcertant. Il l’appréhende toujours sous des angles multiples, pour faire apparaître leur unité, en s’attardant électivement sur les moments de bascule ou de glissement. Il s’agit d’expliquer beaucoup de choses en effet, dont l’« évidence » ne nous éclaire ni sur leur nécessité, ni sur leurs rapports.
Par exemple : comment et pourquoi on est passé du moment où l’art s’affirme et est reconnu pour la première fois comme une activité autonome « déclinant toute assignation de service social » à un autre où toute une part de son activité et de sa production tend à former un « système » se déployant dans l’autoréférence. Ou encore : comment et pourquoi on est passé d’un art indexé sur une « nature des choses », qu’il avait à charge de manifester par une activité métaphorique « créatrice », à un art appareillé, médié par la technologie, et instruit de l’arbitraire des signes. Le livre déplie bien d’autres manières d’appréhender les mêmes évolutions, que le lecteur découvrira.
Mais on comprend aussitôt qu’il faut en déporter encore un peu plus loin l’enjeu pour en saisir la convergence. C’est pourquoi L’Anthropologie de la création des Modernes vient projeter le livre sur une ligne qui, en un sens, est tout autre, quoique la différence entre les deux relève probablement de ce que Marcel Duchamp appelait « l’infra-mince ». Comme ce sous-titre l’indique, la question prend une dimension « anthropologique ». La lecture du livre permet d’en préciser le sens : ce que l’anthropologie désigne chez Michel Guérin ce n’est rien d’autre que le tour nouveau qu’il s’impose absolument de prendre à la pensée métaphysique (et vice versa). L’auteur de La Croyance de A à Z (1) en résume ainsi l’enjeu dans Le Temps de l’art :« L’époque que nous vivons, marquée par une crise sans pareille de l’historicité, voit surgir dans sa brutalité et sa nudité la question anthropologique par excellence, jusqu’ici largement préemptée par toutes sortes d’impulsions religieuses ou d’allégeances idéologiques : à quoi cela peut-il croire, un homme ? ».
Même si elles conservent leur indépendance, la ligne du titre et celle du sous-titre dessinent une portée unique. Au moment crucial, il faut toujours que l’une se déporte vers l’autre pour y trouver l’appui dont elle a besoin. Quand l’auteur écrit : « J’examine donc ici, en une sorte de navette, ce que le temps fait à l’art et ce que l’art dit du temps », il est impossible d’établir un partage entre l’impulsion (métaphysique) qui emporte l’art dans une histoire et la manière dont l’art porte toujours témoignage de ce qu’on doit appeler une « époque ».
S’il n’y a pas de hiérarchie à établir entre les deux préoccupations, la ligne porteuse est évidemment la ligne du haut, celle du titre. Ce livre est en effet une reprise, une mise en perspective et une refonte profonde de travaux publiés par Michel Guérin au cours de ces quinze dernières années en contrepoint de ses recherches et de son enseignement dans le cadre de l’Université de Provence.
Il n’est pas question de résumer le livre, mais quelques mots seront utiles pour se faire une idée de l’étendue et de la profondeur du champ exploré. Une première partie dégage trois expériences fondamentales du temps. La première est la conscience d’époque, cette infime réflexivité par laquelle le temps se décolle de lui-même (c’est à la fois un « arrêt sur image » et une « transe » soudaine), qui est propre à la modernité. Puis vient l’ambition, ce rapport agonique au passé et cette revendication anticipée de l’avenir qui traversent ce que Norbert Elias a désigné comme La Dynamique de l’occident. Enfin est évoquée la postmodernité, cette expérience – la nôtre – qui acte le discrédit qui affecte désormais la boussole du Nouveau, donc la fin de l’historicisme du XIXeet du début du XXesiècles et nous installe dans un présent compact et sans bord.
Pour simplifier (un peu trop) : après le temps, dont l’art porte témoignage, on passe à l’art, en tant qu’il est sujet au temps. Une deuxième partie met en chantier un « carré de fouilles » dans l’histoire de l’art, et notamment de la peinture, depuis le Quattrocento jusqu’à la modernité baudelairienne et un peu au-delà. En archéologue soucieux, déjà, de pouvoir expliquer comment on en arrive à la couche de terrain la plus superficielle, l’auteur explore ce qu’il est advenu de l’idée de « création », puis de celle de « la beauté », il se penche sur le tournant qu’amorce la « modernité » baudelairienne, ce « travail de deuil » du romantisme où s’éveille la « sensibilité » nouvelle des époques modernes, il questionne enfin – avec Benjamin – la révolution introduite par les premiers appareils (la chambre obscure de la photographie et du cinéma) dans le destin des « arts plastiques ».
Reste à croiser plus étroitement encore « ce que l’art dit du temps et ce que le temps fait à l’art ». Les trois dernières parties le font, en abordant les sujets les plus divers, de la signification de l’ironie dans le romantisme allemand à l’obsession de réduire pour dégager le terrain d’un « ironisme d’affirmation » chez « l’anartiste » Duchamp (auquel Michel Guérin a consacré un livre), de la succession frénétique des Manifestes des avant-gardes modernistes à l’art contemporain.
Ce double nouage de l’art et du temps n’est jamais considéré sans son contexte politique, économique, et surtout technique ou technologique. Il n’est pas question, en effet, de faire l’impasse sur la base matérielle de la question « anthropologique ». Car plus on avance dans la lecture, jusqu’à atteindre le dernier chapitre (intitulé D’un Réel sans appel ou la fin des phénomènes) et la conclusion, plus on se rapproche (en même temps) de l’époque contemporaine, et plus cette question – métaphysique, on l’a dit – apparaît comme le contrepoint nécessaire de celle de l’art, et comme l’enjeu de l’art lui-même : car s’il venait à l’oublier, il ne pourrait que « déchoir définitivement dans le divertissement ou le “jeu de société” indéfiniment relancé par sa glose ». L’art ne reste possible en effet que comme vecteur d’une transcendance (soit d’un transport mettant en jeu le sens), mais il ne peut s’agir désormais que d’une transcendance sans « au-delà ». Avec Dieu et tous ses lieutenants, dont le premier fut la Nature (des choses) et le dernier probablement l’Histoire, toutes les « croyances fortes » s’en sont allées. Reste à l’art de solliciter nos « croyances faibles », en nous demandant de « jouer le jeu » de ses multiples « propositions ». Mais l’enjeu, nous dit Michel Guérin, est nécessairement plus fort : il est de savoir si « la croyance faible (potentiellement mélancolique et nostalgique, compte tenu de sa genèse) » peut trouver la force de « solder enfin la crise nihiliste » et de « se convertir en croyance blanche » – un peu comme on dit d’une page qu’elle est blanche : en une croyance qui permettrait de jouer un jeu dont les enjeux (de sens) n’auraient plus besoin d’être gagés sur une garantie transcendantale, dont il auraient fini de faire le vide, sans plus en éprouver de regret.
C’est pourquoi Michel Guérin peut écrire : « Le lecteur ne sera pas surpris de découvrir que le leitmotiv, l’interrogation aporétique qui traverse Le Temps de l’art, s’exprime ainsi : à la fin des fins, un art athée est-il possible ? ».
Entendons bien. L’aporie n’est pas théorique, et la réponse à donner n’est pas attendue du philosophe (qui, dans la cas présent, est d’avance étranger à toute forme de théisme). Elle est pratique et, comme elle concerne le destin de l’art, elle ne peut trouver de réponse que du côté des artistes. La « mort de l’art » dont on parle en un sens en somme post-hégélien (sans plus chercher comme Hegel où l’Absolu a pu migrer) peut-elle leur donner « l’occasion de régresser infiniment vers la naissance de l’art » ?
On ajoutera un mot encore.
Un livre de philosophie peut porter sur des questions de toutes sortes. Mais il est une marque qui ne manque jamais à l’appel dans ceux qui comptent le plus : ce sont toujours aussi des livres où le présent se pense.
Certes, penser au présent et penser le présent, ce n’est pas se plonger, à s’y noyer, dans la circulation des discours qui prétendent donner le la des questions à la mode. Cela suppose au contraire de décoller de lui-même ce présent un peu trop adhérent à soi, d’y creuser un écart (un dénivelé), tout en sachant, bien sûr, qu’on ne pourra jamais s’en arracher. Mais c’est seulement pour aller mieux (plus droit, plus vite) au fait de sa présence – de sa présence sans phrase. Car continuer de ressentir l’impact du présent, essayer le plus possible d’en former une figure qui le fasse résonner (sans l’étouffer), c’est la condition pour que le temps et l’histoire soient autre chose que des tentures qu’on agite autour de soi pour se donner le change sur soi-même, pour qu’ils soient assumés à la fois comme la détermination de ce présent et comme son problème.
Or, ce qu’on dit ici de la pensée philosophique n’est que le simple écho de ce que Michel Guérin écrit de l’art. A l’art aussi, il incombe d’« épouser violemment (son temps) », mais certainement pas pour en proposer une redondance molle. Au contraire, « c’est seulement en se heurtant aux limites de l’époque, à l’impossible secret qui lui ouvre aussi l’accès aux autres possibles, que l’art en son maintenant (…) prend de la hauteur sur le présent ». S’il y a une pensée de l’art, au sens d’une pensée dans l’art, elle oblige donc la pensée philosophique, si elle veut penser l’art à son tour, à ressentir cette intensité de présent tout en sachant se tenir à la bonne hauteur. Sans aucune marque de labeur pénible, sans aucune esquive timide, Le Temps de l’art soutient de bout en bout ce défi.
Pierre Windecker
(1) Objet d’une chronique antérieure dans La Cause littéraire.
Michel Guérin, philosophe, est professeur émérite à l’Université d’Aix-Marseille et membre honoraire de l’Institut Universitaire de France. Ses recherches portent principalement sur la Figure et sur le geste, et concernent des champs aussi variés que la métaphysique, l’anthropologie, la littérature, les arts plastiques et la peinture. Parmi ses publications récentes, signalons aux éditions Les Belles Lettres dans la collection Encre Marine : Origine de la peinture, sur Rembrandt, Cézanne et l’immémorial (2013), La Croyance de A à Z (2015), Le Cimetière marin au boléro (2017) et aux éditions Actes Sud une réédition augmentée de la Philosophie du geste (2011).
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