Le Syrien du septième étage, Fawaz Hussain (par Théo Ananissoh)
Le Syrien du septième étage, septembre 2018, 231 pages, 18 €
Ecrivain(s): Fawaz Hussain Edition: Le Serpent à plumes
C’est double et réciproque, un pays ! Nous vivons en lui, et il existe à travers nous. Il nous contient, et nous le portons en nous. Il est un espace géographique, et aussi une somme immatérielle qui demeure en nous jusqu’à la mort. Cette dualité est une, en vérité. C’est juste pour parler clairement que nous distinguons. Des pays, dans l’histoire, ont été rayés pour ainsi dire de la carte du monde – la Pologne, je crois. Mais c’est un nom – un mot – qu’on a biffé ou cru biffer ; cette double existence que nous décrivons reste, encore plus fermement même dans l’âme meurtrie des natifs. Sous nos yeux, depuis trop d’années, la Syrie est saccagée. Meurtres de masse, destructions de villes et de monuments antiques, fuites de populations…
« Ma mère m’annonce une nouvelle qui me terrasse. Elle ne sait pas qui l’a fait, mais on a plastiqué notre unique pont, le seul point de passage qui restait entre les deux parties de la ville quand les pluies torrentielles ou la fonte des neiges sur les montagnes du nord causaient des crues incroyables et que le paisible fleuve quittait son lit. Elle continue sur sa lancée : on ne sait plus qui fait quoi, il lui semble que tout le monde veut la mort de tout le monde (…).
Dans mon appartement parisien, mon âme est le siège d’un séisme de magnitude 7. Le coup de fil de ma mère et surtout l’annonce de la destruction du pont de ma ville me causent un étrange malaise. Je me poste devant la fenêtre ouverte et attends que le nuage de poussière ocre s’estompe. Pourquoi en a-t-on voulu au pont de cette bourgade perdue au fin fond du monde ? ».
Je, c’est le Syrien qui habite au septième étage d’un immeuble HLM de la ville de Paris. Il est kurde, musulman sunnite, et enseignant « défroqué », selon son expression, à Paris depuis sans doute au moins une trentaine d’années. Il est donc (aussi)… parisien. Or Paris est un pays en soi. Pour être pleinement heureux ailleurs (au restaurant, chez des amis, en vacances…), il faut l’être déjà chez soi, à domicile. L’être humain est ainsi. Or la Syrie natale du Kurde est mise à feu et à sang. Tout retour, toute visite aux siens lui sont interdits jusqu’à nouvel ordre. Il tourne en rond dans son appartement ou dans son immeuble proche du périphérique, erre dans Paris – l’expression s’impose – comme une âme en peine. Ce qui nous manque nous obsède. Sa Syrie qui menace de disparaître le rend très attentif et observateur du pays où il est, des choses et des êtres qui l’environnent. Paris qui est une ville-monde, Paris et sa diversité – le boucher du marché, le réparateur, les voisins d’immeuble, et même le SDF du coin qui sont de toutes les origines possibles. Chacun d’eux, par leur simple présence, reflète un pays natal auquel notre Syrien est aussitôt sensible.
« La fenêtre donne sur un ciel d’encre, mais alerte à la tempête ou pas, je sors. Je laisse l’ascenseur au voisin du quatrième au cas où il aurait besoin de vérifier si son fils lui a enfin écrit. Le trottoir en face de la grande entrée est jonché de branches arrachées par la furie du vent. Évitant les Maréchaux, je descends le long de la rue Le Vau. Cette fois, je n’entre pas dans le square Séverine dont le sol sablonneux est imbibé d’eau de pluie. Une fois en bas de la rue, je bifurque vers l’échangeur de Bagnolet. Je m’arrête sur le pont enjambant les quatre voies rapides. Je tourne le dos à Auchan et aux autres tours et barres et je m’abrutis avec le vacarme de l’autoroute saturée de tôles. Je laisse la frénésie bestiale de la circulation s’insinuer dans la moindre cellule de mon corps. La forte odeur du carburant me brûle les poumons et me brouille la vue ».
Insomniaque, par moments presque voyeur aux dépens des voisins, le Syrien a parfois comme des hallucinations. La description de cet état mental est une des belles subtilités d’un roman qui est véritablement double – celui de deux pays : l’un qui est en train d’être anéanti et l’autre qui, selon son blason, jamais ne sombre dans les flots de l’histoire.
« Je m’enlise dans mes sables mouvants, trébuche dans mes entrailles, je n’en peux plus ».
Ecrit au présent et avec une simplicité fine, Le Syrien du septième étage est une riche composition de portraits humains sur fond des désastres actuels dans le monde.
Théo Ananissoh
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