Le silence même n’est plus à toi, Aslı Erdoğan
Le silence même n’est plus à toi, janvier 2017, trad. turc Julien Lapeyre de Cabanes, 176 p., 16,50 €
Ecrivain(s): Aslı Erdoğan Edition: Actes Sud
C’est un long cri d’alarme et de douleur que pousse Aslı Erdoğan tout au long de ce petit et précieux recueil composé de vingt-neuf chroniques de la vie turque d’aujourd’hui. De nombreux thèmes sont abordés : le statut des femmes dans la société, le manque de liberté, d’égalité, la répression, l’enfermement, l’étouffement.
Le titre du recueil est tiré d’un poème de Georges Séféris, Gymnopédie, « Mycènes » :
« Le silence même n’est plus à toi,
En ce lieu où les meules ont cessé de tourner ».
Dans ce pays d’oppression, même notre propre mort nous est confisquée. En temps de guerre, il semble que le monde ait moins besoin de vérité. C’est pour la défense d’une vérité intangible de l’humain et de la femme, en laquelle elle croit et pour laquelle elle s’engage jusqu’à l’emprisonnement, qu’Erdogan prend la plume.
La Turquie est décrite comme un régime fasciste qui casse l’espoir, représenté par la virgule emprisonnée du présent : « Un jour sans commencement ni fin, un jour de plus… Comme une virgule placée au hasard entre deux longues phrases, entre le passé et le présent, et qui attend en silence à son point d’accroche… Deux immenses phrases monotones qui se répètent l’une l’autre… ».
Les métaphores de la Turquie se succèdent : « Etre coincé dans un immeuble en feu… », avec des morts, du sang, de la fumée à l’intérieur et à l’extérieur de l’immeuble. La torture, la prison, la douleur sont décrites : « Quand on entrait dans la prison, ils nous appelaient la caravane d’estropiés en se moquant, et ils se tordaient de rire. […] Au fond de nous-mêmes, là où la vie nous rattache à elle, nous ne cessons et ne cesserons jamais de saigner… ».
La défense des femmes dans une société dominée par les hommes revient à de nombreuses reprises : « La forme de tyrannie la plus antique, la plus tenace, la plus profonde et sournoise, est liée à celle que les hommes exercent sur les femmes ». Ainsi que les textes institutionnels sur l’égalité hommes-femmes le précisent, la Turquie est mal placée : le taux de représentation des femmes en politique est l’un des plus bas des pays industrialisés. Les femmes ne sont plus du côté de la loi, mais elles sont passées ou doivent passer du côté de la révolte. Quand la plume se fait poétique, Erdogan exprime un véritable hymne à la femme : « Je suis le corps qui accouche du temps, […] la mémoire de tous les secrets, ceux des eaux et de la première lueur s’accouplant avec l’ombre, […] la matrice, la mélodie qui initie toute chose, […] la poitrine emplie de lait, […] la terre sortant de son sommeil ».
L’un des plus touchants passages du recueil est sa rencontre avec l’écrivain Yachar Kemal, qui lui rappelle ce qu’est le « métier d’écrire », et dont les phrases ont le « goût de sagesse et de terroir ». Dans cet acharnement à écrire, le véritable espoir pour Erdogan réside dans un autre signe de ponctuation, à savoir les points de suspension : « Quand on met trois points à la suite, cela marque une pause, un vide, une incomplétude, et c’est selon moi le plus significatif des signes de ponctuation. […] “être femme” et, comme une libération intérieure davantage que comme une respiration, j’avais ajouté trois petits points […] ».
Sylvie Ferrando
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