Le Silence de Saida, Leena Lander
Le Silence de Saida, traduit du finnois par Jean-Michel Kalmbach juin 2014, 416 p. 23 €
Ecrivain(s): Leena Lander Edition: Actes Sud
En cette période de centenaire (un peu rabâché) de la Grande Guerre, nous oublions encore plus qu’à l’accoutumée que d’autres pays européens ont connu des pages sombres durant ces années, pas toujours pour les mêmes raisons. Ainsi en est-il de la Finlande qui, à la faveur de la Révolution d’octobre, se libérera de la tutelle de la Russie pour prendre son indépendance et aussitôt entrer dans une guerre civile opposant rouges et blancs.
C’est autour de cette période troublée que Leena Lander plante son décor. Cela commence avec un compte-rendu du jugement de Joel Tammisto, considéré comme coupable de haute trahison et individu très dangereux. Pourquoi ?
Pour comprendre, nous allons remonter le temps jusqu’en 1903 où nous retrouverons le jeune homme, âgé de 19 ans, ainsi que la jeune Saida, alors âgée de 7 ans. A partir de cette époque nous allons suivre les destins de plusieurs villageois, de leurs histoires quotidiennes qui tissent la trame sur laquelle s’écrit la « grande histoire », celle que l’on peut lire dans les encyclopédies.
Un de nos guides sera Risto, le petit-fils de Saida, en rupture de couple et de vie professionnelle, qui cherche à remonter les traces de ceux qu’il a pu connaître dans son enfance, sans les comprendre, sans savoir. La distance qu’il a avec ce passé, mais aussi le détachement ironique dont il fait preuve vis à vis de sa propre situation en 2009, donnent sans doute cette tonalité « apaisée », « dépassionnée » et plutôt bienveillante aux récits qu’il réveille.
Dans ce monde profondément rural, Joel passe pour une espèce d’illuminé, passionné jusqu’à l’obsession par les débuts de l’aviation, par cet exploit modeste et pourtant insensé des frères Wright à l’autre bout du monde. Dans ce monde, Saida, la jeune fille puis la jeune femme qui sait ce qu’elle veut et ne se perd pas en paroles inutiles, va se retrouver victime d’un silence que tous sauf elle partagent. Il y a aussi Arvi, le compagnon discret jusqu’à la timidité, hanté par une étrange terreur.
Sakari, le toujours mesuré patron de la scierie…
Histoires après histoires, qui sont presque comme autant de petites nouvelles, comme des photos d’album racontées, l’agitation du monde va jeter son ombre et son trouble, divisant et condamnant malgré eux les voisins et les amis. Même si ce coin de Finlande paraît relativement épargné par ce que les rivalités des nations ont pu produire ailleurs dans un pays qui se cherchait et s’affirmait, les individus et les communautés sont profondément chahutés, malmenés et décimés par des forces et des logiques qu’ils ne peuvent contenir. Un monde où les propriétaires, les ouvriers de la scierie, les paysans, peuvent autant s’opposer et se déchirer que se retrouver.
Si l’on peut être un peu perdu au début de ces récits où les personnages se multiplient sans que l’on saisisse tout de suite tout ce qui les lie, on s’attache petit à petit à chacun, même à ceux qui pourraient passer pour des salauds ou des égoïstes sans scrupules. Page après page, nous découvrons une histoire des humbles, bien loin des récits épiques ou héroïques, bien loin de l’histoire officielle. L’auteure parvient ce faisant à nous parler de l’histoire de la Finlande, de celle de la Russie (et aussi un peu de l’Allemagne) et de leur relations si complexes, marquée de plusieurs conflits et rivalités, tout en nous en racontant des histoires de passions et de secrets, de complicités et de silences, de fidélités et de trahisons… des histoires humaines, tout simplement.
Marc Ossorguine
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