Le Signe et la touche, Philosophie du toucher, Michel Guérin (par Pierre Windecker)
Le Signe et la touche, Philosophie du toucher, Michel Guérin, éditions Hermann, octobre 2023, 104 pages, 18 €
« La pensée cristalline, le style fluide et poétique de Michel-Charles Guérin font de la lecture de cet essai un exercice d’intelligence et un véritable moment de littérature. Un éclairage essentiel sur les syntaxes constitutives de l’art ».
(Léon-Marc Lévy, sur le site Facebook du club de La Cause littéraire).
Le sujet de ce dernier livre de Michel Guérin, annoncé comme « protéique », c’est « l’ensemble formé par toucher/être, touché/le toucher/la touche » (p.11). Riche est en effet la matière abordée : successivement le « toucher » (et l’« être touché ») lui-même entre contact épidermique et émotion du cœur ; puis le dessin, et la touche en peinture ; enfin, l’écriture, et surtout la prise de risque (on l’évoquera plus loin) qui donne naissance à l’écriture littéraire et poétique.
On ne suivra pas le livre pas à pas : reste à le découvrir. Mais pour aider à situer son propos – et justifier en tous points le commentaire élogieux de Léon-Marc Lévy cité en exergue –, on le placera successivement sous trois angles de vue. Dans l’ordre : on verra d’abord comment Michel Guérin tente de saisir le lien entre la touche et le signe dans une perspective anthropologique ; en second lieu, comment l’étude de ce lien appelle toujours, au-delà d’une simple phénoménologie (littéralement : d’une description de ce qui apparaît), la mise en œuvre de ce que Michel Guérin appelle une « figurologie » (qui part d’une attention à ce qui ne peut que transparaître) ; enfin, on essaiera de comprendre pourquoi il était nécessaire que cet essai débouche sur l’écriture et termine avec elle, et comment cet aboutissement laisse voir en abyme sa propre écriture.
Parlons d’abord anthropologie. Le Signe et la touche est un livre indépendant et autosuffisant, qui ne requiert la lecture d’aucun autre. Cela n’empêche pas qu’il s’inscrive aussi dans une suite de réflexions et de recherches sur le geste (et les gestes) initiée dans Philosophie du geste et continuée dans La Troisième Main. D’un livre à l’autre, c’est un même dessein qui se poursuit, un dessein qui n’était pas arrêté, ni même envisageable au départ. Si l’on ajoute à ce triptyque le livre que Michel Guérin a consacré à André Leroi-Gourhan (sous ce titre), ce dessein, dont la forme s’est affirmée seulement au coup par coup, apparaît de plus en plus clairement : il est de contribuer à la pensée anthropologique par un questionnement philosophique qui porte sur le geste, sur sa puissance d’amorçage du signe, de transition vers le symbole – et, symétriquement, sur le destin du geste, entre heureux et funeste, tout au long de sa rémanence enfouie, de sa persistance invisible dans le symbolisme et la culture. Il ne peut échapper que, comme un signe des temps, cette exploration recroise heureusement l’intérêt nouveau porté par plusieurs chercheurs en sciences humaines à tout ce qui doit inquiéter une séparation trop claire ou trop convenue entre « nature » et « culture ». Mais il n’y a rien de prémédité là-dedans, et elle le fait dans sa veine propre, indépendante de toutes les autres.
C’est ainsi que la Philosophie du geste avait distingué quatre gestes fondamentaux : travailler la matière, donner, écrire, danser, qui sont comme les « transcendantaux » de la culture, donnant respectivement naissance à la production matérielle, aux échanges, à la codification et à l’archivage, aux activités esthétiques. La Troisième Main y avait ajouté un geste d’une nature complètement différente (puisqu’il permet d’« acter » tous les gestes accomplis, et qu’il intègre en même temps à l’agir humain une forme de passivité) : le geste de poser/tenir/placer. Il apparaissait comme la condition de tous les dépôts qui « rapportent », de toutes les mises en réserve productives, par conséquent du progrès technique, des « capitalisations » de toutes sortes (et de l’inégalité qui s’ensuit), de l’écriture déjà – mais surtout dans d’autres fonctions que sa fonction poétique.
Il fallait bien y ajouter le toucher. En effet, si poser était déjà une manière de laisser, ce n’était jamais qu’un « laisser-pour-faire, voire un laisser faire » (p.8) – un laisser faire le temps, comme savent faire l’agriculteur, l’investisseur, etc. Le toucher, lui, s’annonce au contraire comme un simple « laisser-être ». Il présente « le paradoxe d’un agir mû par le génie du désistement », au point qu’il paraît « (culminer) dans l’art “de ne pas y toucher” ». Mais ce faisant, il « s’attache… à favoriser l’être tel qu’il est, voire à l’aider dans l’ombre à être plus et mieux » (p.9). Au plus près, on trouve la caresse : « Auprès d’elle, toute main est lourde : la caresse évoque, suggère, elle incante la chair comme pour la persuader que c’est en s’abandonnant qu’elle ne déchoit pas » (p.28).
Bien sûr, cela n’empêche pas qu’il y ait aussi un usage réfléchi, exploratoire, cognitif du toucher, quand il vient assister ou suppléer les autres sens, de même qu’il y aura, à côté de leur épanouissement esthétique, un usage purement référentiel du dessin ou de l’écriture. Mais le toucher peut recouvrer sa liberté et se contenter de laisser être simplement les êtres et les choses. Et c’est considéré sous cet angle qu’il déploie sa portée anthropologique la plus originale : parce que, loin d’être dévolu seulement à la peau, son office point à travers toutes les autres fonctions sensorielles (la vue et l’ouïe aussi peuvent toucher et être touchées), il nous ramène à la source sensible de tous les arts. Voyons comment : « (le toucher) ne quitte pas plus tôt son association, entendons : cognitive avec “tous les autres sens”, comme parle Buffon, qu’il médite de leur rendre singulièrement justice par un tout autre biais, qui est le cœur : principe partagé de retentissement de l’émotion, d’agrandissement et de rénovation affectifs. Le toucher frappe sans s’être annoncé à la porte du cœur ». Quand les affects (réels ou virtuels) qui touchent le « cœur » donnent naissance à des formes esthétiques par le relais du tact du dessin, de la touche picturale ou du style poétique, on voit se dessiner le paysage des « syntaxes constitutives de l’art », comme le dit très heureusement Léon Marc Lévy.
La « figurologie » se profile aussitôt. Car ce qu’on vient d’appeler des « formes esthétiques » relève précisément de ce que Michel Guérin appelle des « Figures » – étant entendu qu’il y en a d’autres que celles de l’art, et que la philosophie, en particulier, ne pense jamais sans Figures (la majuscule, conforme à la graphie allemande des noms, est un hommage à Rilke). Or, sans dénigrer la phénoménologie ni vouloir la rejeter dans le néant, la « figurologie » se présente comme son dépassement.
Posons-nous simplement cette question : pourquoi le tangible et le toucher ne pourraient-ils pas relever d’une simple phénoménologie ? La réponse est que dans une perspective phénoménologique stricte, tout ce qui est a vocation pour « apparaître », sans reste, dans une saisie réflexive de la conscience. Or, on manque le toucher si on ne laisse pas transparaître (qu’il y a) un intangible au cœur même du tangible. Merleau-Ponty s’en approche (et il entre alors un peu en dissidence par rapport à la phénoménologie) quand il parle dans Le Visible et l’invisible, de cet « “anonymat [inné] de moi-même” qu’est ma propre chair », et qu’il développe le motif d’un entrelacs, et même d’un chiasme entre cette chair et la « chair du monde », qui rendraient bien difficile de les poser chacune devant un regard transparent (p.16). C’est ici que le lien postulé entre le signe et la touche consonne avec la décision « figurologique » qui porte l’ensemble du travail philosophique de Michel Guérin. Car la figurologie entend donner son congé définitif à cette illusion des « phénomènes » qu’il s’agirait seulement, pour la pensée philosophique, de ressaisir dans leur pleine présence. Au contraire du phénomène, toujours la « figure porte présence et absence » à la fois, comme dit Pascal. Pour approcher le réel, la chose et les choses, en accueillir l’impact et signaler la marque, la pensée doit donc toujours (se) les « figurer » : les faire transparaître dans une forme mobile et féconde, capable de montrer que ce qu’elle nous rend présent se soutient et témoigne en même temps d’une absence. La touche et le toucher ne sont-ils pas, dans leur discrétion qui cache et révèle leur opacité, au plus près de cet effort ? Et de même, plus généralement, comment le lien entre le geste et le symbole ne serait-il pas nécessairement « figuré » par la pensée, puisqu’il est pour le symbole toujours trop tôt pour apparaître tant qu’il reste enfoui dans le geste, pour le geste toujours trop tard quand il a donné naissance au symbole ? Le dessin et l’écriture appellent des remarques analogues. Ainsi le « bon » dessin est-il celui qui parvient à créer des Figures. Par quel miracle ? Alors que le « mauvais » reste « entiché d’achèvement », le bon dessin, lui, fût-il saturé de lignes et de traits, montre toujours qu’il « sait tout ce qu’il doit au vide » (p.52). De même l’écriture poétique est-elle d’abord figurale, parce que c’est elle qui sait porter à son comble cette situation qui fait que « tout sens se cache pour partie à lui-même, parce qu’il est originairement obombré par la condition scripturale » (p.90).
Un gros tiers du Signe et la touche, le dernier, porte sur l’écriture – et la lecture qui en est inséparable. Pourtant, il n’allait pas de soi qu’une Philosophie du toucher (comme dit le sous-titre du livre) doive payer sa dette à l’écriture. Le génie du toucher, son ingénuité et son art à la fois, n’est-il pas celui de la présence (même si, comme on l’a vu, celle-ci porte en elle l’absence) : présence de la chair à la chair, à la chair des choses, à la chair du monde ? L’écriture, au contraire, ne s’engage-t-elle pas tout de suite dans la référence à ce qui est absent, à ce qu’on ne saurait toucher, sanctionnant ainsi la perte – pire : perpétrant elle-même le sacrifice de la réalité sensible de la chair, des choses et du monde ? Et n’y a-t-il pas tout un côté dans le destin de l’écriture (celui qui la pousse à « narrer, enseigner, même décrire », comme disait Mallarmé, à encoder et à faire tourner les algorithmes pourrions-nous ajouter aujourd’hui) par lequel elle tend à suppléer tout contact, et à prononcer ainsi la déchéance du toucher ?
La thèse de Michel Guérin, c’est que, comme le toucher lui-même (qui ne sert pas qu’à vérifier ce qu’on voit ou ne voit pas), comme le dessin aussi (qui ne fait pas que montrer d’un objet ce que la parole ne peut pas décrire avec exactitude), l’écriture peut tenter de se libérer de sa servitude de moyen, de medium en service commandé. Comment ? En s’arrêtant pour considérer respectueusement, amoureusement, sa propre médialité, c’est-à-dire le langage. On pourrait dire : en se laissant affecter (être touché) par lui, en le laissant être pour mieux l’aider à être davantage encore, comme fait, dans sa discrétion, le toucher. L’écriture littéraire, l’écriture poétique s’efforce ainsi de découvrir et d’inventer une chair au langage et aux mots. Et elle fait le pari que cette opération n’est pas seulement confiscatoire, mais propitiatoire par rapport à la vie et à la réalité sensibles, ainsi « réhabilitées » contre leur appauvrissement et leur déchéance, qui résultent inévitablement de l’inattention liée à l’usage commun et référentiel des signes. Proust, auquel Michel Guérin consacre de très belles pages, nomme cette opération « traduction » – au vrai, c’est d’une « transsubstantiation », ou d’une « transfusion intégrale » de la chair sensible, abîmée dans la « réalité », à celle des mots qu’il s’agit, précise le commentaire. « Ce qu’attend de l’écrivain la réalité, pauvre fille perdue, c’est d’être tout simplement réhabilitée, aussi bien dans l’acception judiciaire que dans la signification architecturale du terme. Elle qui, dans le temps, court à sa perte et court derrière soi, il faut la reconstruire, la revigorer par le magique onguent : le massage des signes. Qu’est-ce donc la réalité, demande de narrateur ? Est-ce seulement “cette espèce de déchet de l’expérience, à peu près identique pour chacun”, “une sorte de film cinématographique” monotone et divers ? Et si, par éclairs, il paraissait que ce pût être bien autre chose ? Quoi donc ? La substance d’un “livre essentiel”. Je m’apercevais, écrit le narrateur-auteur, que “le seul livre vrai, un grand écrivain n’a pas, dans le sens courant, à l’inventer puisqu’il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur” » (p.86).
Mais le risque pris à cette tentative d’achever le sacrifice de la réalité sensible pour la sauver par sa transsubstantiation poétique est énorme. On peut le présenter de deux façons qui se répondent, soit qu’on évoque l’écriture, soit qu’on évoque la lecture. Le geste même d’écrire comporte que si l’opération échoue, on ne peut que perdre sur les deux tableaux : « ce que l’écriture littéraire soupçonne, non sans une once d’effroi, lorsqu’elle se porte aux limites de l’expérience “scripturale”, c’est qu’elle met en gage une réalité holiste de première main, partagée superficiellement, tandis qu’elle se rémunère, en retour, en monnaie de signes » (p.85). La deuxième façon de dire ce risque, c’est de comprendre et d’accepter que le destin du sens de l’écrit est entièrement confié à la lecture qui seule, d’époque en époque, donne sens au sens, le recrée, lui donne la réplique : « toute véritable écriture s’ébranle, comme une caravane des confins, au risque du sens. Ce qu’elle murmure pour qui a bonne ouïe, c’est un “on ne sait jamais”, répété comme un pacte. Il l’est d’écriture comme de lecture » (p.87).
Il y a une forte raison de finir par l’écriture, comme le livre chroniqué ici. C’est que le pari de l’écriture poétique, sur lequel il termine, peut se lire en abyme dans son texte même. On a essayé d’en témoigner par de nombreuses citations. L’écriture du livre – son allure, son style – apparaît très vite à la lecture comme le premier garant fiable de l’unité du parcours, quand bien même on ne la saisirait pas tout de suite. Indissociable du mouvement de la pensée par lequel un objet passe à un autre, elle est un guide sûr dans sa marche en avant. Une pensée « figurale », bien sûr, se doit de concilier philosophie et littérature.
Pierre Windecker
Michel Guérin, philosophe et écrivain, est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages. Professeur émérite à l’Université d’Aix-Marseille et membre honoraire de l’Institut Universitaire de France, il a été conseiller culturel en Allemagne, Autriche et Grèce de 1982 à 1993. Ses recherches portent principalement sur la Figure et sur le geste, et concernent des champs aussi variés que la métaphysique, l’anthropologie, la littérature, les arts plastiques et la peinture.
Pierre Windecker, professeur agrégé de philosophie, a enseigné en classes terminales et été associé à diverses activités de formation des professeurs dans la discipline. Depuis sa retraite, a animé deux séminaires extérieurs au Collège International de Philosophie et continue de participer à différentes activités intéressant la philosophie.
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