Le Sentiment du fer, Jean-Philippe Jaworski (par Didier Smal)
Le Sentiment du fer, Jean-Philippe Jaworski, février 2022, 272 pages, 7,60 €
Edition: Folio (Gallimard)
Dans la préface au présent recueil de nouvelles, Jaworski cite et complète Tolkien proclamant que « la fantasy est une littérature d’évasion, non de fuite ; c’est également une littérature de la consolation, c’est-à-dire un havre imaginaire qui permet de se réenchanter avant de revenir se frotter à l’ennui, aux tracas et aux épreuves du quotidien ». On ne saurait mieux dire. Certes, la fantasy n’est pas un genre littérairement reconnu, et nul doute que d’aucuns la regardent avec mépris, préférant lire « ce qu’il faut », uniquement du sérieux, du didactique, du « qui parle du monde d’aujourd’hui » (ou d’hier, pour donner une leçon à aujourd’hui). À ceci près que la fantasy est un haut lieu de création – on y reviendra – ainsi qu’un genre, qui malgré qu’une partie de la production est clairement de type industriel, dans lequel on rencontre de belles histoires humaines, avec des valeurs transcendantes et des questionnements qui, présentés hors toute lourdeur démonstrative, ont peut-être plus de profondeur que celles présentées dans la littérature « sérieuse » – quiconque a un jour lu le cycle de Lyonesse (Jack Vance) ou celui de L’Assassin royal (Robin Hobb) comprendra – les autres gagneraient à les lire.
Toujours est-il que Jaworski pratique le genre, et que dans le présent volume sont réunies cinq nouvelles précédemment écrites pour autant d’anthologies. Des textes de commande, donc, mais écrits avec à l’esprit une forme de cohérence, ne fût-ce que parce que ces cinq histoires se déroulent dans le cadre du « Vieux Royaume », univers créé par Jaworski, déjà cadre des nouvelles de Janua Vera et du roman Gagner la guerre. Mais une autre forme de cohérence se dégage : celle de la puissance des mots, de la puissance des histoires, qu’il s’agisse d’un conte destiné à perturber des malandrins dans leurs intentions (L’Elfe et les égorgeurs) ou d’incantations qui sont au fond une façon d’arriver à une autre étape existentielle (La Troisième hypostase). C’est en ce sens que l’on peut s’émerveiller (normal, c’est de la fantasy) du pouvoir créateur propre au genre : Jaworski se joue de la narration, enchâssant les récits, et joue du verbe, recréant une langue pseudo-médiévale pour ses personnages, leur créant aussi un lexique propre (ainsi de certains termes employés par les nains dans Désolation), avec une belle vigueur imaginative – à l’image de ce qui se fait depuis Tolkien au moins, et même Lewis Carroll si l’on considère la généalogie du genre qu’est la fantasy.
Ce pouvoir des mots, il est mis en évidence avec humour dans la nouvelle Profanation, qui donne la parole à un filou de première, dont la faconde doit servir à le sortir des griffes d’un tribunal inquisitorial, ou du moins mis sous l’égide de trois juges dévolus à la croyance du « Desséché ». Pour autant, le filou connaîtra un sort tragique, voire horrible, victime de ses propres agissements sur les champs de bataille. Car dans l’univers du Vieux Royaume, les choses tournent souvent au vinaigre, pour dire le moins, et la mort dans des circonstances violentes est souvent de mise, parfois en un carnage terrifiant destiné parfois, on y revient, à empêcher les mots de sortir et d’acquérir toute leur puissance (Désolation, que l’on peut considérer, même si Jaworski s’en défendra peut-être, comme un petit chef-d’œuvre réflexif sur la nature exacte de l’idéologie raciste, celle d’une supposée supériorité à préserver, mais subtilement, en quelques lignes à peine, au terme d’une fuite éperdue devant des gobelins assoiffés de sang et de vengeance, au risque de se jeter dans les griffes d’un dragon – qui n’est peut-être qu’un être de… mots).
Ces nouvelles, évasion de quelques heures, par la façon dont Jaworski parvient à les inclure dans l’univers du Vieux Royaume tout en évitant les références destinées aux amateurs ou aux connaisseurs, peuvent être lues tant comme un appendice, un dessert après le plat de résistance, que comme un plaisir autonome, qui pourrait se transformer en apéritif, ouverture de l’appétit pour Janua Vera et Gagner la guerre. En tout cas, elles répondent entièrement à l’ambition affichée par Jaworski dans la préface du présent volume : ce livre « appartient à la fantasy la plus canonique et ne prétend pas instruire en plaisant. S’il parvient simplement à plaire, il aura fait son office ». Office pleinement rempli, et l’on en vient à souhaiter que bien des auteurs « sérieux » aient la même clairvoyance quant à leur art (les auteurs de science-fiction et de fantasy ont souvent des rapports à la « grande littérature » plus ouverts, sereins, respectueux et modestes que d’autres), et désirent offrir aussi ce simple plaisir humain : une belle histoire, quand bien même dans un univers où la guerre peut mener aux pires horreurs – mais aussi, parfois, à une belle élévation des sentiments.
Didier Smal
Jean-Philippe Jaworski (1969) est un auteur français de fantasy, aussi scénariste de jeux de rôle. Son œuvre, publiée pour l’essentiel aux Moutons Électriques, a été primée à plusieurs reprises. Gagner la guerre, son premier roman, a été adapté en bande dessinée.
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