Le semeur de peste, Gesualdo Bufalino (par Léon-Marc Levy)
Le semeur de peste, Gesualdo Bufalino (Diceria Dell’Untore, 1992), trad. italien Ludmilla Thévenaz, 205 pages, 10 €
Edition: CambourakisRembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,
Et d’un grand crucifix décoré seulement,
Où la prière en pleurs s’exhale des ordures,
Et d’un rayon d’hiver traversé brusquement ;
(Baudelaire. Les phares)
Clairement, ce roman plonge ses sources dans un moment essentiel de la vie de son auteur. En 1943, Bufalino fut capturé par les Allemands, réussit à s’évader, et contracta quelque temps plus tard, en 1946, une grave tuberculose qui le conduisit dans un sanatorium près de Palerme. C’est cet épisode terrible, l’enfermement médical qui constitue le cadre de roman, sa source, son inspiration.
La mort plane, de bout en bout, sur ce roman. A sa source, la guerre, comme en son cours, le sana, scandé par le glas des décès, réguliers et presque systématiques, des pensionnaires malades. La phtisie, maîtresse des cérémonies dans ce lieu isolé, La Roche, vieux sanatorium de la Conque d’Or, près de Palerme, sorte d’Île des Morts (le tableau de Böcklin sert d’ailleurs de photo de couverture à ce roman édité chez Cambourakis) insérée dans l’île sicilienne. Toutes les rencontres, les liens, les amitiés, les amours sont placés sous la houlette de la Grande Faucheuse, sinistre et mutine, qui joue sans cesse à la roulette russe, emportant l’un ou l’autre sans autre signe d’alerte que la rituelle géographie lugubre des taches, sombres ou claires, qui se dessinent sur les clichés des radiographies des poumons altérés par l’impitoyable bacille.
Dans une telle fréquence, une telle « normalité », la mort pourrait devenir banale, perdre sa charge symbolique insupportable. Et c’est là que l’humanité, contre toute attente, montre sa grandeur, comme dans cet aphorisme trouvé par le narrateur dans des notes du Père Vittorio, avec lequel il s’est lié d’amitié, La mort naturelle n’existe pas : toute mort est un assassinat. Et si l’on ne hurle pas, cela veut dire qu’on consent.
Ainsi, comme un miracle de la vie, des amitiés se nouent, des inimitiés aussi, et l’ombre de la mort ajoute à l’intensité des sentiments. Le lieu même est vivant, lui qui accueille des morts en sursis. Les matins, les jours, les soirs et les nuits ponctuent le temps de La Roche comme celui d’un organisme biologique abritant d’autres organismes biologiques en écho, comme dans un lamento grave.
Fin le sanatorium s’enfonçait dans les ténèbres comme dans un manteau de paix ; vieille tartane désarmée sur le mamelon de la montagne, il oscillait lentement, dans un sommeil déchiré par les éclats rauques qui, d’une salle à l’autre, d’un lit à l’autre, se répondaient fraternellement : aboiements de chiens amis dans l’inquiétude de la campagne ; marche funèbre de village pour trompettes de Jugement Dernier engorgées par un crachat géant.
La musique – on ne se prénomme pas Gesualdo sans conséquences – hante ces pages. Sous toutes ses formes, de l’opéra à la chansonnette, du Dom Juan de Mozart à une chanson de Jean Sablon, elle émaille l’écriture de Bufalino, comme un écho sonore continuel, comme une ligne de basse continue baroque. Elle est annonce de vie, elle est annonce de mort. Elle porte la voix du roman, la voix de ses personnages, comme un thrène antique.
Telles furent à peu près les paroles de Marta. Je puis en avoir rehaussé le quelque peu la couleur, je m’y laisse toujours prendre. Mais le ton était celui-là : fébrile, tendre, pompeux. Un solo de bel canto, qui semblait invoquer à la fois applaudissements et miséricorde.
Entendre cette omniprésence de la musique comme une affèterie, une volonté d’enjoliver le style, serait une grave méprise. La multiplication des notes de bas de pages renvoyant sans cesse à des œuvres musicales ou poétiques (Mozart, Shakespeare, …) invite d’ailleurs lourdement à cette interprétation erronée. Chez Bufalino dans ce roman, la musique est intégrée au style comme un contrepoint parfait à la pitié ou la fascination morbide que le lecteur pourrait éprouver à l’égard des malades, elle est le rappel constant que le malheur nous concerne tous.
Car La Roche est métaphore. Celle des survivants hébétés d’une guerre qui a ravagé le monde comme la phtisie ravage les poumons. Le narrateur (auteur) appelle cela « la double offense de la guerre et du mal ennemi ». Peut-on se relever, de l’une et de l’autre ? Comment ? Y a-t-il un avenir pour des hommes qui ont vu l’impossible, pour un monde qui a commis l’innommable et dont les stigmates semblent ici se déposer en creux et abcès sur les lobes pulmonaires des patients. Sortir de la guerre pour entrer en phtisie déplace et condense l’horreur, lui donne une suite, une traîne funèbre qui rappelle la noirceur des temps passés. Dans des vies limitées à la survie, bornées par la mort promise, seule la mémoire peut servir de durée. Interdite en avant, elle n’a d’espace qu’en arrière et nourrit les rêves et les échanges des malades. Elle est le lieu du mystère qui entoure la femme dont le narrateur va tomber profondément amoureux.
Alors vient Marta, la grande histoire d’amour du narrateur à La Roche, véritable roman dans le roman, qui n’est pas sans rappeler fortement par moments le très beau texte de La plage de Scheveningen de Paul Gadenne, par la fragilité, la délicatesse de la relation des deux amants. Femme énigmatique, ancienne ballerine, Marta étincelle malgré la maladie, vit pleinement chacun des jours qui lui est accordé. Le lien qui va l’unir au narrateur (auteur) est fait de légèreté et d’intensité à la fois. L’absence de futur donne au passé un relief prononcé, d’autant plus fascinant qu’il reste longtemps secret. Relation incarnée malgré la maladie commune dans des étreintes marquées au sceau de l’angoisse.
Plutôt que ses lèvres, je bus d’abord la touffeur et l’odeur de sa maladie, je l’accueillis dans mes poumons avec une jubilation et un cri muet, le même qui accompagne le cri du matricide, quand il retombe. Et une volonté de détruire, impie et joyeuse, fourmillait dans mes mains, tandis que je recherchais les anfractuosités et les dunes maigres de ses membres. Je la sentais s’embraser et gémir contre moi. Comme un fagot qui se consume sans flammes, sous l’effet d’une flambée intérieure, et se tord humainement dans l’air.
L’identité dévoilée enfin de « Marta », retrouvée après sa mort dans un passeport enfoui dans un sac à main, achève le trouble du narrateur qui pressentait ce secret : Levi. Un nom à murmurer à l’oreille. Je ne me demandais pas jusqu’à quel point il concordait avec les bribes de biographie que je connaissais ou croyais connaître d’elle, et de quelle sinistre façon cette lueur d’étoile jaune pouvait en combler les lacunes.
Léon-Marc Levy
Gesualdo Bufalino (né le 15 novembre 1920 à Comiso, en Sicile et mort dans le même lieu le 14 juin 1996) est un écrivain et traducteur italien du xxe siècle associé à la « Génération des années trente ».
- Vu : 1956