Le Secret et autres textes, Junichirô Tanizaki
Le Secret et autres textes, Gallimard, coll. L’imaginaire, octobre 2013, 196 pages, 7,50 €
Ecrivain(s): Junichirô Tanizaki Edition: Gallimard
C’est un petit livre comprenant cinq nouvelles que proposent les éditions Gallimard ; mais c’est une excellente introduction à l’œuvre de cet immense écrivain. Les mêmes éditions ont d’ailleurs publié la quasi-totalité de son travail dans la collection de la Pléiade.
Né en 1886 et mort à 79 ans, il est facile de relever, pour le lecteur français, les grandes périodes de l’histoire japonaise que Junichirô Tanizaki a traversées. Il naît vingt ans après le début de l’ère Meiji (1868-1912), période de bouleversements intellectuels, économiques et sociaux dans une nation jusqu’alors fermée à l’influence occidentale. Le Japon ne reste pas étranger à la première guerre mondiale ; après ce premier choc, on connaît son implication dans la seconde, et ce que le pays dut surmonter après sa défaite dans les conditions tragiques que l’on sait.
Junichirô Tanizaki traverse toutes ces crises avec une énergie peu commune et il faut ajouter, avec un talent qui ne connaît jamais de faiblesse.
Issu d’une famille de marchands qui ne sut s’adapter aux évolutions du XXème siècle commençant, et hostile à toute activité commerciale, le jeune Tanizaki se tourne rapidement vers la littérature, s’essayant aux formes nouvelles de prose et de poésie, issues de la réévaluation des règles classiques de composition ; après quelques années difficiles d’essais et d’hésitation entre journalisme et écriture, il s’inscrit à l’université de Tokyo en 1908 et se consacre définitivement au roman et au théâtre : non sans difficultés, personne ne semblant disposé à apprécier un style et des thèmes clairement en rupture avec la production habituelle. En 1910 paraît, en revue Naissance, une pièce de théâtre, et en 1911, les Jeunes Garçons, que l’on pourra lire dans ce recueil. Les autres textes de cette sélection paraissent en 1912 et 1913, dont Une mort dorée, en feuilleton dans un grand quotidien. Tourbillon est interdit par la censure, et la revue qui le publiait avec.
Quelques textes et de courtes années suffisent à Junichirô Tanizaki à la fois pour se mettre à dos les bienséants et les officiels, à définir les approches d’une réalité nouvelle, à se faire un public et à poser quelques bases d’une thématique de la marginalité, de la violence et de la cruauté qu’il ne cessera d’élargir jusqu’à ses dernières œuvres.
La nouvelle qui donne le titre, Le Secret, est située au centre ; Les Jeunes Garçons ouvrent le recueil.
Dès les premières pages, il règne dans les quartiers aux classes sociales bien localisées, que fréquente le jeune narrateur, une atmosphère inquiète de trouble et de transgression. Le héros, si on peut dire, a neuf ans ; mais le récit est transcrit vingt ans plus tard ; dans ce recul réside sans doute ce regard descriptif, presque dénué d’émotion ; en tous les cas, sans la moindre morale, qu’on retrouvera dans toute son œuvre, aux personnages dénués de la moindre empathie, ou du plus petit remords.
Le jeune garçon et ses amis (?) se retrouvent à pratiquer dans des maisons étranges et peu définies, où les adultes sont habituellement absents ou marqués d’interdit, des rituels sadomasochistes et scatologiques dont le déroulement et la description minutieuse doivent être soigneusement mis en perspective dans la littérature japonaise de l’époque habituellement publiée. Le texte paraît en 1911, et sans doute doit-il être relié au mouvement de renouveau des lettres – et des mœurs, que de son côté, mais dans un registre plus courtois, expérimente au même moment la poétesse et romancière Akiko Yosano, dont le recueil Miradegami (« Cheveux emmêlés ») initie et renforce le mouvement féministe naissant ; sans doute, parce que le thème du Secret, la nouvelle centrale, est tout aussi choquant pour les lecteurs de l’époque que des amours homosexuelles ou ne serait-ce que leur évocation littéraire.
La nouvelle développe à travers plusieurs quartiers du Tokyo 1900 une errance et une quête particulièrement ambigües. Le narrateur aime se travestir ; visant la perfection, le temps de préparation est aussi essentiel à son plaisir que la mise à l’épreuve de son savoir-faire, en circulant dans les rues, sous le regard des hommes, et surtout, pourrait-on s’étonner, sous celui des femmes. A tel point que la rencontre avec une inconnue suscite chez lui une obsession qui se superpose à celle du travestissement et au plaisir de l’aventure donjuanesque : alors que leur marché stipule que jamais il ne cherchera à connaître son identité et son domicile, il voudra à tout prix réaliser cette dernière transgression – et il parviendra à ses fins, mais dans une froideur de sentiments et une rigueur méthodique et esthétique qui nourrissent un état de dépression chronique. Le lecteur accompagnera le narrateur à travers ces quartiers minutieusement décrits, les longues cérémonies d’habillage, dans ce mélange d’excitation, de curiosité, de mimétisme, de sexualité parallèle, de transgression, le tout baigné d’un sentiment de déception fortement marqué d’une incurable lassitude.
Le tremblement de terre de Tokyo en 1923 marque une rupture dans son inspiration, ou plutôt dans le territoire littéraire qu’il va développer après son déménagement en province. Son intérêt pour les traditions rurales élargit son inspiration et nourrit dès lors son travail jusqu’à ses dernières années. Mais il n’abandonnera jamais ses thèmes dominants, l’écriture de la cruauté, du malaise, de la souffrance et du sexe. Si lui s’inspire de l’univers mental de ses citoyens en proie aux bouleversements du monde comme à leurs propres démons, le cinéma, comme si sa célébrité était une excuse ou un encouragement, s’inspire de ses romans, dont la Confession Impudique (1956) qui a connu encore récemment une nouvelle adaptation.
Alhama Garcia
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