Le Scalp en feu – VIII par Michel Host
« Poésie Ô lapsus », Robert Desnos
Le Scalp en feu est une chronique irrégulière et intermittente dont le seul sujet, en raison du manque et de l’urgence, est la poésie. Elle ouvre un nombre indéterminé de fenêtres de tir sur le poète et son poème. Selon le temps, l’humeur, les nécessités de l’instant ou du jour, ces fenêtres changeront de forme et de format, mais leur auteur, un cynique sans scrupules, s’engage à ne pas dépasser les dix à douze pages pour l’ensemble de l’édifice.
Lecteur, ne sois sûr de rien, sinon de ce que le petit bonhomme, là-haut, ne lèvera jamais son chapeau à ton passage car, fraîchement scalpé, il craint les courants d’air.
Enfin, Le Scalp en feu est désormais publié simultanément, ou successivement, le hasard décidant de ces choses, sur les sites de Recours au poème et de La Cause littéraire.
Sommaire *
1) Le Poétique - L’Enquête suit son cours, p.2
2) La poésie vue d’ailleurs : Éric Chevillard, p.3
3) De quelques recueils récents, p.3
Cathy Garcia : Fugitive, p.3
Jean Maison : La vie lointaine, p.4
Élie-Charles Flamand : La Vigilance domine les hauteurs, p.6
Marc Bertrand : Je suis… Marceline Desbordes-Valmore, p.7
* Dans le SCALP IX s’ouvrira une fenêtre sur quelques revues de poésie qui devraient être plus en vue.
1) Le Poétique - L’Enquête suit son cours
Au passage des nuages (l’été 2014 nous en combla, du moins sous nos climats) et de mes lectures, quelques réflexions et citations :
Le poème est un prototype.
Le « ça s’écrit », ce sont les mots en mal d’enfants, les mots « en travail ». Ils se délivrent d’un bel enfant ou d’un fichu garnement.
Le poème est le précipité d’une opération alchimique où la langue secrète et inconnue des émotions et des intuitions trouve enfin sa traduction dans la langue maternelle.
« Le nom du réel ne remplace pas le réel, la nomination du dieu ne remplace pas le dieu… » (M. Heidegger, Sur Hölderlin).
La « naissance heureuse du chant ».
Cause et conséquence : le poème avec la poésie ont pour fonction première de « déborder le mot comme moyen ».
« La parole débordée n’est plus un moyen, on peut l’appeler poésie… ou encore : rien » (André Du Bouchet).
« Quand le mot se fera-t-il de nouveau parole ? »
Je pressens cette mécanique de folie : « Le mot débordé à le chant à la parole qui, à son tour, déborde le poète ».
Du Bouchet ajoute ceci : « parole dans l’accompli porteuse de ce qui n’a même pas encore été ». La fonction même de la parole.
2) La poésie vue d’ailleurs : Éric Chevillard
Il n’est pas courant que les grands médias (pour moi, les « officiels ») traitent de poésie. Relevons cette « contrebande » qu’Éric Chevillard fait passer dans son feuilleton du Monde des Livres, au 27 juin 2014, au sujet de Les mots sont des vêtements endormis, de Jean-Louis Giovannoni, aux Editions Unes.Retenons ces appréciations on ne peut plus pertinentes :
« C’est évidemment un tirage très modeste, 299 exemplaires. Puis c’était il y a longtemps, en 1983. À peine plus de chance en somme que les mots inscrits sur ces pages arrivent jusqu’à nous que s’ils avaient été chuchotés plutôt par un homme seul dans sa grotte, au fond des âges préhistoriques. […] … nous ne comptons pas sur une armée pour vaincre. Nous ne progressons pas par invasion, déferlement, pullulement, matraquage, suffocation. Chaque exemplaire compte. Il atteste la rareté de son contenu. L’économie de la poésie – si incongrue dans le grand marché, si contraire à ses lois, si indifférente à ses logiques – est déjà la poésie même ». Remercions Éric Chevillard, et aussi de ce qu’il cite Jean-Louis Giovannoni : Ce ne sont pas nos parents qui fixent notre visage, mais la violence d’une affirmation, d’une forme particulière du possible, qui vient sur nous inscrire son lieu d’apparition.
On a un visage pour ne pas effrayer les autres, pour cacher ce trou dans lequel on vit.
3) De quelques recueils récents
Fugitive, de Cathy Garcia, chez Cardère éditeur, 2014, Coll. Poésie, 55 p., 12 € [www.cardere.fr]Illustrations originales de Cathy Garcia.
Belle impression, beau papier que l’œil et le doigt caressent avec plaisir, caractère d’une lisibilité parfaite et encres de Cathy Garcia dont on sait qu’elle a plusieurs flèches à son arc.
On est mal, parfois. On va mal, tout ou presque va mal. La déglingue nous guette, le ciel même s’inscrit en contre : Le ciel a mordu. Les chiens sont lâchés. / Dans les poitrines, les cœurs s’épavent. // Partout s’installent des cirques funèbres. /// Foutoir irrespirable.
Alors, quoique le naufrage guette, nous allons sur cette terre : Je marche. / Je dois marcher. Cathy Garcia, en dépit du titre donné au recueil, ne fuit pas, ou sinon en avant, vers le ponant donc, à la suite de son ombre qu’elle rejoindra dans « le rouet des incantations », du côté de cette priance amoureuse qu’est la poésie. Mais d’abord il y aura eu l’épreuve, cette souffrance en forme d’« exil », dans cettemaison [qui] gonfle, crève. Lambeaux dégueulasses… où même les bêtes [sont] désarticulées. Je sais, depuis d’autres lectures, la poésie de Cathy Garcia toute tournée vers la vie pleine et vivante, dans un souhait de joie de l’esprit et de la chair… Ce que nous conte Fugitive est hors de sa voie, hors de son habitude, si l’on se permet de penser que nous vivons tous, à de certains moments du moins, dans des lieux qui nous sont habituels. Dans ce registre inattendu parce qu’entêtant, dangereux, méchant même – (toute cette nature, ces bêtes désarticulées, n’est-ce pas ?), le poème de Cathy Garcia tremble, inquiet, ému, se frayant un dur chemin parmi les spectres, rencontrant l’ogre de désir où son navire se fracasse les flancs, tout cela dans le déchirement tellurique qui suggère une fin du monde, un irréversible et fatal assaut des vieux instincts : Conjuration du vide. / La meute aime le rut. Le « récit », car il s’agit d’un récit à peine déguisé, laisse deviner l’élargissement de l’ombre, la plongée dans un enfer désespérant, un chaos des sens qui fait douleurs les faux plaisirs de l’instant : Un corps de femme à lapider, encore et encore. Alors, après avoir marché encore et encore, [lâché] les simulacres, sur quels horizons s’ouvrira le futur ?
La marche en terre d’exil s’improvise voyage, au risque du naufrage en terre-ciel, errance funambulesque dans les temps et les espaces, et jusqu’à soi… Il s’agit de se réancrer, de déployer la corolle, de retrouver des paysages habitables… fût-ce en se soumettant à de mystérieuses magies afinque l’âme s’encorde aux cailloux sorciers. Retrouver terre, reprendre pied. Des amants, sans doute, plusieurs aubes, la lente mais sûre réconciliation : Je cours et je danse. // La terre est une et nous sommes un.
Laissons le poème suivre sa pente, après la rencontre avec le rapace dont les serres ont marqué [l]a chair, mais pas seulement, l’âme aussi, le cœur, l’être en son fond le plus profond, tout ce qui fait la matière d’une vie, à la fin Irréversible mais large comme un fleuve. Dans ce récit d’une longue étape d’un voyage heureusement inachevé, je comprends et saisis une fois encore cette force et ce courage des femmes, cette puissance invincible du désir d’être envers et contre les embuscades de la destinée, tout ce que j’admire et que j’avais déjà pressenti dans de précédents recueils de Cathy Garcia, cela qui lui appartient, en liaison avec des joies stimulantes aussi, et qu’elle nous donne en partage.
La Vie lointaine, de Jean Maison, aux Éditions Rougerie, 60 pp., 12 €
On sait la qualité graphique et la facture impeccable des livres publiés chez Rougerie. Ce recueil ne fait pas exception. Douceur du papier, son éclat apaisé, modelé souple du caractère. C’est beau.
Ce sont des poèmes simples, souvent brefs : tercets, quatrains, quintils… certains jouent les haïkus,d’autres plus nourris viennent à la suite, un ensemble divers, mais unifié dans cette visible volonté de ne pas se donner comme filles trop faciles ou rencontres de pauvre signification. À chaque page son interrogation, parfois sa pénombre à déchiffrer, à ouvrir tel le bourgeon en sa promesse fleurie. L’amour ouvre le bal :
Ce qui adviendra
Aimer dans le secret / Voici l’aune de l’amour / La divination admirable
Énigme ? Celle-ci n’est guère trop difficile. S’en remettre au messager, au devin, qui n’est qu’un sous les ciels les plus changeants. Le sphinx ne se jettera pas sur le voyageur-lecteur, bien au contraire, il lui tient le discours de l’invite et de l’amitié. Je laisse la terre du refus à sa désolation / Dans un silence de ville / Qu’un jour d’hiver recueille à sa fenêtre.
Souvenons-nous de ce que Jean Maison est plus proche de la terre, même hivernale, et de ses luxuriances végétales, que de l’asphalte des villes. C’est du moins ce que de lui je crois savoir. Son poème, que je voudrais quotidien – et pourquoi pas nous le rendre tel ? – nous interroge autant que nous l’interrogeons :
Que peut-on mesurer / Dans l’errance // S’endormir // Un cercle / Un autre cercle // Dans le reflet des eaux / La flore verticale / Du grand rôle
Chacun le prendra comme il voudra, ou pourra. Jean Maison nous laisse le choix des directions, des chemins… Il ne gendarme personne, il ouvre des perspectives, des certitudes à plusieurs facettes… Certes, nous errons, nous entrons dans des songes… mais ces « reflets » d’eau ? Ce « grand rôle » ? Miroirs trompeurs ? Ombres sur ombres, et sur quelle scène ? Dans quel théâtre ? Et qui le prend à sa charge ?
Si tu rencontres « un âne bâté », apprends qu’il a un « don » à te faire. Ce sera « le dernier soir / Où tu te caches »… Jour de victoire !
Parmi les énigmes proposées par le sphinx, il en est qui captent l’esprit, la réflexion, sans pourtant que nous sachions bien où donner de la tête : Le vide méticuleux / Inépuisable condition… // L’achevé comme un doute. Sommes-nous moqués (cela me paraîtrait peu charitable !) ? Sommes-nous simplement dépeints dans le vide intime et sidéral qui nous entoure ? Venant de Jean Maison, qu’on m’autorise ce doute-là, au profit de cette vérité d’évidence : L’achevé comme un doute.Questionnement infini, donc. L’autre versant de la condition humaine. Invitation à la quête du sens. Je l’ai dit, le poète ne nous gendarme pas, n’improvise aucun service d’ordre, ne nous indique pas où ranger la bringuebalante machine de notre cerveau… Bien plutôt, il dépose des signes : Tache d’encre éblouie à l’éclat de midi / La nuit se tend sur la page. Il dit la confiance du ciel pour nous enfants endormis. S’il nous tance, c’est que nous l’agaçons sans doute un peu… Enfants impatients, n’est-ce pas ? :
Nous ne savons plus attendre / Auprès des rêves qui meurent /// Égarés / Funambules incurables / Dans nos ténèbres familières / Nous regrettons l’espace perdu / De la chance / Sans pouvoir retenir / Les vérités dernières. Du même coup, nous nous dévoyons : L’homme est un archiviste / Qui résume et abrège / Faute de temps. Nous bâclons plus souvent qu’à notre tour ! Mais enfin, faut-il s’en trouver rassuré : Peut-être / Seule est fragile / L’éternité. Rimbaud, je crois, la vécut « en allée »… Chaque lecture d’un poème (les poèmes d’un recueil le plus souvent n’en sont qu’un) est une sorte de découpage à notre mesure d’une trop vaste polysémie que seul maîtrise le poète. Mais certes il y a plus, il y a ce que Jean Maison appelle la présence… C’est le cœur de la vie le chant gai des enfants /Leurs confettis de neige, cette mémoire sœur / Bercée vers le silence des siècles. Ce sphinx, à la fin des fins, manque de cruauté, ou de cynisme… Il n’en est pas affligé. Il nous signale les rives où aborder, les ports où trouver refuge, chacun choisissant ce qui lui convient :
Notre langue / Notre résistance / Filles du temps
Présage d’une parole / L’homme à l’errance / Découvre sous la sportelle / L’arche boréale / Que son regard ne quitte plus
J’étais déjà perdu / Quand un éclair de cheval me releva / Lavé de ma soif / Il me restait la pluie // Poésie mon silence
Le séjour te parle / Dans la main des orages
Il n’y a de mots qui ne puissent nous atteindre
Ce sphinx, en dépit des apparences que lui impose son rôle, est tout entier prévenance, égards, compassion.
La vigilance domine les hauteurs, d’Élie-Charles Flamand, Editions Les Amis de La Lucarne Ovale, 21 rue Chante-Merle, 77720 Saint-Ouen-en Brie, 2013, 55 pp., Illustrations de Louise Janin, tirage à 100 exemplaires
Sans les contredire, les « cosmogrammes » sensuellement colorés de Louise Janin (1893-1997), postés aux coins de plusieurs pages, font contraste avec les reliefs accusés de la poésie d’Élie-Charles Flamand. Ces travaux « à la cuve » délivrent des paysages d’une secrète et intime biologie, de ces beautés que découvrent les laborantins sous le microscope, parfois les chirurgiens dans les chairs qu’ouvrent leurs scalpels. Mais il ne s’agit, chez l’une comme chez l’autre, que de « voir » : Pour voir l’arrière-fond de cette contrée qui vacille… /// Là-bas monte un simple vol d’éphémères / Emperlé de gouttelettes qu’irisent les avenirs / Aussitôt la bouche céleste les dévore. Nous voici jetés dans le cœur (le tranquille maelström ?) de la matière du monde qui vit en s’autodétruisant, scrutée depuis toujours par le poète :Le soir dissipe la fougue des souhaits / Au carrefour le vécu s’éparpille en brumes et cendres… /// Maintenant je détisse la trame du calme / Et développe les caresses fondatrices.
On sait le monde peu avenant aux humains, aux êtres animés qui le peuplent. Le poète, il me semble, le veut plus neutre qu’il ne l’est à nos yeux, il le veut même moins agressif que soumis à ses propres tremblements – Voici que l’univers s’émeut s’affole puis gémit – et nous aurions donc tort de nous croire logés à la même enseigne que lui. Élie-Charles Flamand rassure et réconforte (lui-même se rassure-t-il ? Et nous, ses lecteurs ?), nous invitant à retrouver le naturel du lotus fondateur. Nous ne sommes pas tenus par quelque fatalité malheureuse : Tu peux desserrer le lacet de l’infortune / En ranimant un dialogue naguère brisé. Dialogue avec le temps, ce temps que nous aurions pu voir comme notre pire ennemi, ce temps Où mûrissent en grappes les souvenirs. Nous avons nos armes, nous ne sommes pas jetés dans un vide dévorant et absurde, car nous saurons dévoiler pour nous-mêmes Le plus imprévu des secrets… car enfin nous sommes accompagnés : … la parole continua de divulguer les repères / Qui défient les fantasques mouvements du destin.
C’est une parole que propose donc le poète au « sage » qu’il entend que nous soyons. Il ne doute pas que nous le soyons, et mon avis contraire ne pèse rien contre sa foi en quelque Maître de l’amont et de l’aval dont le nom [est] « crié » pour que la nef de ma vie s’ouvre à la paix reconquise. Il surgit des mots, des vers d’Élie-Charles Flamand, non pas un délire de joie mais … le germe du désir / Point clair d’une musique / Où se fondent les infinis les plus changeants. Une confiance nous est proposée, apportée, telle un baume, les promesses de vie dont nous doutions tellement n’avaient jamais quitté nos contrées, seulement nous ne les voyions plus : la horde des lémures fut vaincue / Et tu peux apercevoir la branche vermoulue / Où non en vain s’évertue la chrysalide. Des lémures, une branche vermoulue nous aveuglaient. Et les corbeaux eux-mêmes peuvent être de bon augure.
La vision, notre habitat de l’esprit, s’agrandit aux dimensions du cosmos, en quelque lieu étroit que nous ayons résidence : Pourtant le recoin aigu sauvegarde / la pousse d’une herbe nourrie d’effluves sidéraux ! Certes, les rudes contingences, faims et misères, crimes et barbaries dont nous sommes comblés, le poète n’hésite pas à les remiser dans des lointains mal perceptibles. Il s’agit pour lui d’uneacceptation plénière, d’une autre dimension atteinte ou à atteindre. Si la vigilance domine les hauteurs, que craignions-nous de pire que les illusions sans portée dont se nourrissaient nos sens et nos sentiments : Nous égrenions les gammes du chaos / Et toujours partions à l’assaut des citadelles de buée… Dès lors, les titres des derniers poèmes en témoignent, tout se lie, ou se relie en une immense CORRÉLATION : En boucle le passé réfléchit et caresse l’avenir. HYALIN, offert dans sa pleine visibilité, se fait le verbe qui s’ouvre et se multiplie. Il nous reste à FEUILLETER LA PARTITION qui, si nous l’interprétons, nous offrira la vision véridique, nous laisse[ra] voir enfin la mer méditative… Une plénitude, une profusion… Nous pénètrerons dans LE BOIS DE L’INVITE où se maîtrise mieux la destinée, l’UNION VERTICALE t’introduira Au cœur de ce diamant l’imprévu / [où] Tu discernais l’œil ébloui de lucidité / Par lequel voir s’appointer les monts / D’où fusent des élans sans cesse resurgis.
Voir. Éblouir. Éblouissement… sont parmi les mots clés d’Élie-Charles Flamand. Il veut simplement que nous y voyions mieux, plus nettement et plus loin, très loin même à travers et au-delà de la buée des fausses visions où nous nous désespérons parfois. Il veut de toute sa force nous tourner vers « l’imprévu » qui non seulement n’a pas quitté le monde, mais est bel et bien à la portée de notre esprit. Il nous demande d’oser regarder derrière la porte. D’avoir encore foi en l’immense machine de l’univers. Il nous demande de nous remettre en partances de liquider « notre tristesse » car la jouvence / Mûrie dans le tréfonds des mondes est aussi dans le mot, dans les mots. Il nous exhorte à prendre de la hauteur, à être enfin poètes, car selon Hölderlin, cité en exergue, « Was bleibt aber, stiften die Dichter » : Mais ce qui demeure, les poètes le fondent.
Je suis… Marceline Desbordes-Valmore, par Marc Bertrand, Préface de Gérard Collomb, Jacques André Editeur, 5 rue Bugeaud, 69006, Lyon, 2012, 77 pp., 10 € (avec plusieurs illustrations photographiques fort bien choisies).
J’ai chanté toutes les douleurs : les
miennes et celles des autres
Théodore de Banville, cité en exergue de ce beau livre, nous fait entendre déjà la voix de Marceline :
Voix solitaire, ô délaissée, / Victime tant de fois blessée, / Chère morte, dont l’âme eut Faim / Et soif d’azur (Celle qui chantait).
Elle fut sans aucun doute plus aimée, cette femme pétrie d’humanité et de compassion, des poètes ses contemporains que des professeurs de littérature, Marc Bertrand faisant exception, bien entendu. Si j’ai bonne mémoire, MM. Lagarde et Michard ne l’admirent qu’à regret dans le manuel qu’ils consacrèrent au XIXe siècle de la littérature française. Peut-être seulement parce que Victor Hugo lui déclara voir en elle « la poésie même », entre deux tentatives de rapprochement qu’elle repoussa. Ces messieurs, qui éduquèrent littérairement ma génération et à qui je ne ferai aucun des ridicules reproches que leur adressèrent des érudits soixante-huitards ébouriffés et depuis reconvertis dans la banque ou le journalisme, voyaient en elle une poétesse de second rang, et une poétesse qui sans doute à leurs yeux n’égalait ni une Marie de France, ni une Christine de Pisan ou une Louise Labé, mais surtout ils avaient peine à lui pardonner quelque vers boiteux ou d’allure un peu négligée. Par bonheur, le préfacier de ce livre-ci nous le rappelle, « elle suscita l’admiration de plusieurs générations de poètes illustres, comme Lamartine, Sainte-Beuve, Verlaine ou Aragon. Baudelaire voyait en elle l’expression poétique de toutes les beautés de la femme. Marcel Proust la désignait comme « la grande Valmore ».
Par bonheur encore, le professeur Marc Bertrand s’est consacré à l’étude de sa poésie, à l’édition de sa correspondance et à la composition de « la seule édition de ses œuvres poétiques complètes ».
Je me souviens, pour ma part, de ses poèmes comblés d’amour, et aussi de ces vers frais comme une comptine, quoique dédiés à un triste abandon :
Vous aviez mon cœur, / Moi j’avais le vôtre : / Un cœur pour un cœur, / Bonheur pour bonheur !
Le vôtre est rendu, / je n’en ai plus d’autre : / Le vôtre est rendu, / Le mien est perdu !
Marc Bertrand, dans cet ouvrage, par thèmes traités sans lourdeur ni insistance ni longueurs, reprend les éléments saillants de la vie personnelle et littéraire de Marceline tels qu’elle les rapporta dans des écrits intimes, des correspondances et diverses publications… La matière ne fait pas défaut, la mémoire de Marceline est un « étang profond » où affluent les notations, les souvenirs. Quoique née à Douai, ayant vécu à Bruxelles, Bordeaux et Paris, c’est à Lyon que son cœur n’aura cessé de battre ; elle y vécut dix ans : « Aujourd’hui encore, si Lyon pleure, je pleure ». Elle s’y trouva liée à Proudhon, y fut visitée par Alexandre Dumas, Marie Dorval, Franz Liszt… Elle y vécut les aléas du théâtre avec son mari, Prosper Valmore, et aussi les souffrances d’un peuple qu’elle aima : « … J’ai appris à connaître ce peuple de Lyon, travailleur, obstiné, peinant dans la boue et la soie, stoïque devant les coups du sort, et dont parfois la misère me rappelait tellement la misère que j’ai connue dans mon enfance… ». Misère douaisienne, misère lyonnaise : la poétesse les rapproche dans une figure d’enfance, celle du « petit Henri Duhem » qui lui permit l’expérience « de la générosité enfantine ».
Ce qui caractérise la couleur des souvenirs de Marceline Desbordes-Valmore c’est, au-delà d’une émotion toujours prête à resurgir, un souci constant de la vérité et de l’exactitude des choses relatées. Elle ne masque ni ne déguise quoi que ce soit. Son esprit profondément empreint de religion : j’ai toujours eu « les yeux pleins d’églises… », ce qui signifie les yeux pleins de lucide compassion. De la maison de la place des Terreaux, où elle habita d’abord, elle ne tente pas de donner la belle allure de l’appartement bourgeois, bien au contraire : « … une petite maison d’aspect assez misérable, face à l’Hôtel-de-Ville ; au dernier étage, comme d’habitude (c’est moins cher !), et pour une femme enceinte – je l’étais – c’est dur de monter cent marches ! » Qu’on me pardonne l’impertinence, mais je vois mal Marceline transportée à notre époque dans un loft pour bobos de gôche aux environs de la Bastille ! De quels mépris ne l’accablerait-on pas ! Elle rapporte ses aventures et mésaventures de théâtre, son imprégnation du vers racinien, avec de touchantes anecdotes : « … comme je jouais dans cette pièce (Le Déserteur, de Mercier) à l’Odéon, tombant à genoux (c’était dans mon rôle !) je me suis déplacé la rotule ! » Elle est, comme elle le serait aujourd’hui encore davantage, consciente de la difficulté de vivre matériellement de sa poésie, du manque d’« acheteurs », des difficultés des relations avec les éditeurs… Quant à la condition féminine, Marceline est bien consciente des obstacles spécifiques que rencontrent les femmes dans tous les domaines de l’art : « … dans ma vie comme dans mes vers, j’ai toujours été sensible au malheur d’être femme : “Les fleurs sont pour l’enfant, le sel est pour la femme”, toujours ».
Quant aux systèmes et aux doctrines politiques, elle en juge sainement : « Je juge plutôt avec mon bon sens, et plus encore avec mon cœur (j’allais dire avec mes larmes) ; mais j’ai toujours été spontanément du côté des plus malheureux. Par tempérament et par expérience, toujours du côté de ceux qui souffrent : Canuts de Lyon ou Noirs de la Guadeloupe ». « … il n’est point besoin d’une doctrine, socialiste ou non, comme on dit, pour allumer des revendications. La faim n’attend pas… ». Elle composa bien des poèmes à l’unisson de la souffrance du peuple, et dut en cueillir le fruit amer : « … je voudrais au moins qu’échappe au néant ce poème où j’ai hurlé la détresse populaire lyonnaise de ces jours funèbres de 1834. Personne n’a voulu alors éditer ce Dans la rue ; j’étais bien naïve de m’en étonner ».
Elle avouera n’avoir jamais « aimé à demi ». Ajoutons : jamais en aucun domaine où l’homme est engagé dans le combat légitime pour son existence, sa dignité, sa fondamentale liberté. Marceline fut une femme, un esprit, un cœur et une âme admirables. Laissons de côté la déception que lui causèrent « les souverains », rois ou empereurs… le fait qu’elle finit par s’en remettre à Dieu plutôt qu’à ses saints : « Quant à moi, je me suis toujours sentie “suspendue au souffle de Dieu” ; mais suspendue aux paroles de ceux qui parlent de Dieu ou au nom de Dieu ? non ! », et revenons à l’axe central, à son expérience lyonnaise, qui forgea en elle la féconde révolte, dont elle énumère certaines étapes essentielles :
« Oui, vraiment, c’est à Lyon que j’ai alors bien compris une chose : pendant que les juges royaux condamnent, parfois à mort, les grands de ce monde dorment tranquillement sur leur duvet. C’est à Lyon que je suis devenue l’ennemie irréductible des prisons politiques et de la peine de mort… »
« C’est à Lyon que je me suis mise à détester les horreurs de toutes les guerres civiles : je les appelais guerres “fraternelles” ; on m’a fait comprendre qu’il fallait dire “guerres fratricides”… »
« C’est à Lyon que j’ai commencé à penser que l’argent – ce mot de fer ! – c’est un peu la moisson que les plus habiles volent aux pauvres… »
De cette conscience juste forgée au feu de l’humain, Marceline Desbordes-Valmore a nourri sa poésie, c’est-à-dire sa tellurique puissance émotionnelle, et ensuite la généreuse pensée qui n’a plus cessé de l’habiter. Elle marchait avec son temps, et parfois plus vite que lui. Elle est une illustration des plus parfaites de ce modèle né – en France du moins – à la Renaissance, celui du corps harmonieux et sain allié à l’esprit clair et sain dans un projet de vie qui ne soit pas exclusivement replié sur le soi-même etle moi. Le beau livre construit par Marc Bertrand se clôt, on peut dire logiquement, sur la petite école au fronton de laquelle elle souhaiterait que l’on écrivît son nom : « Oh ! pas un boulevard, ni une Université ! Simplement une petite école de quartier, ou un collège ; ou bien une petite rue tranquille. Ou encore, pourquoi pas ? une bibliothèque, ce lieu où convergent tous ceux qui veulent connaître, lire, s’instruire… »
Oui, Marceline marchait bien au pas réellement progressiste de son temps.
Michel Host
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