Le Satellite de l’Amande, La Trilogie du Losange, Tome I, Françoise d’Eaubonne (par Yasmina Mahdi)
Le Satellite de l’Amande, La Trilogie du Losange, Tome I, Françoise d’Eaubonne, mars 2022, 208 pages, 15 €
« Chaque femme porte en elle une force naturelle riche de dons créateurs, de bons instincts et d’un savoir immémorial. Chaque femme a en elle la Femme Sauvage. Mais la Femme Sauvage, comme la nature sauvage, est victime de la civilisation. La société, la culture la traquent, la capturent, la musellent, afin qu’elle entre dans le moule réducteur des rôles qui lui sont assignés et ne puisse entendre la voix généreuse issue de son âme profonde ».
Clarissa Pinkola Estés
Terra incognita
Avec Le Satellite de l’Amande, premier épisode de La Trilogie du Losange, Françoise d’Eaubonne (1920-2005, Chevalière de l’ordre des Arts et des Lettres) entame une saga féministe, de caractère science-fictionnel, secteur de la littérature largement réservé aux hommes.
Des aventurières nées dans le nouveau monde de « l’ère christienne », disposant de moyens technologiques de pointe, s’en vont explorer un satellite inconnu, peuplé de formes ovoïdes de couleur chair, et où le flux du soleil en forme d’amande est érubescent. Les conductrices, les astronautes, nommées les « ouranautes », se posent avec leur astronef sur cette terra incognita, qu’elles nomment « la planète X ».
Françoise d’Eaubonne invente un paysage étrange, un paysage en parturition, où tout n’est que cavités, fentes, orifices, ruissellement, humidité. Sur le modèle du corps féminin, le satellite semble avoir de constantes activités génésiques. Or, les expéditrices de ce voyage interstellaire sont « programmée[s] génétiquement (…) sur le modèle maternel », en une filiation matriarcale dans laquelle « une fille de quatorze ans n’est que sa mère en miniature et non sa sœur jumelle ». Au sein de cette nouvelle « ère Ectogenèse » (un retour au paradis perdu ?), les femmes sont issues d’une autofécondation, une gynogenèse. Rappelons que l’ectogenèse (du grec ecto, hors, et genèse), est la procréation d’un être humain qui permet le développement (grossesse) de l’embryon (embryogenèse humaine) et du fœtus dans un utérus artificiel. D’ailleurs, en 2016, des biologistes de l’Université de Cambridge annoncent être parvenus à cultiver des embryons humains jusqu’à un stade jamais atteint de treize jours.
Donc, dans ce règne ontogénétique, les traces d’« Animus [ont] disparu, d’avant l’année de notre Révolution mondiale ». Des règlements internes gèrent cette collectivité à proximité de signes maçonniques. En inspectant la planète X, l’équipe scientifique découvre la présence de vestiges civilisationnels enfouis avec de possibles survivants, à l’instar des Voyages extraordinaires de Jules Verne ou des Chroniques martiennes de Ray Bradbury : « Cette végétation brunâtre et rude s’élevait de l’autre côté à la hauteur d’une haie et nous y vîmes (…) une sorte de crabes énormes, grisâtres, à l’odeur pestilentielle, qui sautillaient sur place comme des culs-de-jatte ». Françoise d’Eaubonne, avec humour et distance, détourne les anathèmes contre le sexe féminin, jouant sur les peurs archétypales : « sans toucher le fond de cette fente (…) un Gouffre impossible à sonder ». Les participantes de l’expédition ont des allures militaires, entraînées et équipées. Le terrain de la planète X est parsemé d’anfractuosités herbeuses, de buissons surplombant des sillons, des grottes – c’est l’origine du monde… Le topos géographique invoque une séance d’accouchement : « De la fente elle-même montait cette odeur à la fois marécageuse et musquée (…) nous longeâmes cette fente dont le sol semblait frémir sous nos pas d’une pulsation volcanique (…) la sonde buta sur un accident de terrain ». La terre de cette planète expurge progressivement ses composants : « une pellicule de matière peu connue, gazeuse ou solide, progressant rapidement ». Le sol est humanisé, recouvert d’une sorte d’épiderme rose, les falaises ont des seins.
L’élément masculin est éradiqué de cet univers non pas vertical mais uniforme. Cette confrérie (non absente de cruauté) s’est établie au moment de la disparition du genre masculin. Dans un premier temps, les derniers rescapés, des éphèbes transgenres, étaient faits prisonniers : « certains avaient le droit de porter des bijoux ou la barbe ; de tous l’anus était marqué au fer rouge ». L’auteure anticipe la pratique courante de la PMA (procréation médicalement assistée), ainsi que celle d’opérations de chirurgie de réattribution sexuelle, parlant d’« une belle monstresse sans seins et sans losange dont le menton piquait ». D’autres manifestations annoncent les internet et les applications de réalités virtuelles, « le chariot téléporté », alors que le livre a été publié en 1975 !
Il y a très souvent un duo dans le paysage fantastique du satellite de l’Amande, une gémellité, en écho au développement simultané de deux fœtus, comme « un double portique », « deux tumuli », « deux grottes accolées », deux aspérités, éclairés « par les deux faisceaux de Margaret », sondés par « une antenne d’analyse à double registre ». Le descriptif géologique et minéralogique dessine le tableau magnifique d’une terre mutante qui respire et exhale d’étonnantes odeurs. La richesse poétique et libre des adjectifs, qualifiant les visions, les images, confère au texte une grande beauté. À ce sujet, l’on peut citer Paul Claudel : « On y verra l’équivalent de certains transports poético-féminins (…) l’un tire l’âme à la chair, l’autre ne se sert de la chair qu’en façon de figure et de symbole à demi ironique d’une réalité bien autrement forte » [Correspondance avec Gide, 1911]. D’autre part, la mélodie des longues digressions, en plus d’un certain mysticisme, du merveilleux mélangé à l’horreur, n’est pas sans évoquer une parenté avec Doris Lessing.
Le sol du satellite vierge est délimité par la « doyenne topographe » en zones, à l’instar du Stalker d’Andreï Tarkovski, chargé de parcelles dangereuses et un peu magiques, où évoluent des araignées (tisseuses comme Arianne), des crabes et des mille-pattes, des fourmis – espèces chtoniennes. Une scène d’anthologie, comparable aux débordements orgiaques des Ménades ou encore à une parodie de films de vampires, préfigurent l’installation de ce régime matriarcal. Les récits et les lois de ce nouvel état mettent en péril les invariants du phallocentrisme. Des allégories florales ont supplanté le langage ithyphallique, synonyme d’oppression, et la parthénogenèse assure la descendance. Des interdits d’une autre nature doivent être respectés, des limites sont posées. Est-ce viable ? Le deuxième tome nous l’apprendra…
Yasmina Mahdi
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