Le Satan d'Amérique (par Léon-Marc Levy)
C’est avec un plaisir non mégoté que je viens de revoir, plusieurs fois, en version longue, « L’Exorciste » de William Friedkin. D’abord ça m’a rajeuni, ce qui n’est pas rien. La dernière fois c’était autour de 1995. Et puis ça m’a remis dans un questionnement sur une Amérique qui décidément m’obsède. Au moins autant que Satan – dirait quelque ayatollah.
Le nocturne refait surface à travers ce film, produit pur de la machine hollywoodienne. On se méfie donc, a priori, Hollywood nous en a fait tant voir dans son culte du couple culture/dollar. Autre raison de méfiance : le créneau de l’horrible nous a valu souvent de mémorables navets (j’ai souvenir des festivals du film d’hotteur, qui nous servaient régulièrement des nuits à 3 navets pour le prix d’un !). Seulement voilà, la méfiance n’est jamais complètement innocente, elle ne peut l’être que partiellement. Ici encore, c’est le cas : d’une part un rejet louable d’une exploitation douteuse des fascinations troubles et perverses d’une époque et d’autre part un rejet, lui moins louable, de quelque chose qui interfère dans un champ bien clos et qui nous dérange au cœur même de l’affect.
Car le nocturne qui débouche au grand jour surprend toujours. Cette force à l’affût s’insinue dans les tensions de la société qu’elle menace, elle joue dans une inquiétude qui vient de loin, de très loin : la question n’étant jamais celle de l’existence ou non du Diable mais celle du « Où sont nos diables ? » - de si loin que personne, ici ou là, ne le dira. Or, il faut le dire, la petite « possédée » du film (Regan), une fois classée dans la pathologie hystérique, n’en reste pas moins un sacré mystère. Soit, il s’agit bien d’hystérie ; La psychiatrie, ou la psychanalyse, en établit une fiche clinique qui sous-tend en grande partie le scénario du film (à l’usage des « rationnalistes » étroits, qu’ils sachent que rien, ou presque, dans ce film n’est « surnaturel », la seule question méritant réponse étant : « Jusqu’où va le naturel ? » Bien Malin qui … )
Seulement voilà, première question « mystérieuse » : pourquoi ces symptômes de l’hystérie prennent-ils la forme d’une schizophrénie dont les racines plongent dans la symbolique religieuse (Dieu-Diable. Bien/mal), alors que la maladie se manifeste à Washington dans les années 70, bien loin de tout mysticisme médiéval ? La question est celle du cadre du Nom du Père, Dieu/papa/Etat, la seule Trinité dont on ne sort pas. Car le rapport de castration Etat/individu est plus réel dans les USA de Nixon, de la guerre du Vietnam, de la surconsommation, que dans la France de Louis XIII. Eh oui, une société hyper-technologique crée une mystique nouvelle et, que cette mystique s’inscrive dans la symbolique judéo-chrétienne, quoi de plus normal ? Louis Aragon disait, en 1928, que l’hystérie est une des formes, suprême et désespérée, de la révolte individuelle. Et le surgissement récent des thématiques sataniques à travers les discours enflammés des islamistes n’en est qu’une ultime manifestation.
Voilà le fond de la question : la petite possédée exprime par la cristallisation physique de son refus de l’oppression (maman/désir, Papa/absence-frustration – Il ne vit plus à la maison, il a oublié son anniversaire … ) toute la rage de sa révolte. Et qu’on ne s’y trompe pas, cette possédée ressemble comme une goutte d’eau à toutes les « victimes » des interventions du Diable dans l’Histoire (Loudun, Morzine, Würzburg … ) interventions qui, quel hasard, « collent toujours à la réalité sociale de l’oppression et de la révolte. Et c’est là la seconde question « mystérieuse » : dès lors que l’hystérie est « possession satanique », comment se satisfaire de l’étiologie interne de la maladie, en bref, où intervient le social ? Et comment répondre si ce n’est dans le cadre, impératif, de l’état comme cadre du Nom du Père. L’hystérie est révolte. Mieux, elle est révolte et elle a une cible : l’état impérialiste empêtré au Vietnam. « Citizen Kane », c’était l’état idéologique de l’Amérique des années 50 ; « L’exorciste » c’est, à sa manière, l’Amérique des années 70, celle de Nixon-Le- Malin (Tricky Dicky).
Trois niveaux donc de lecture de ce film : - La démonologie comme histoire millénaire de la symbolique humaine. – La pathologie hystérique (de la Femme bien sûr, doublement opprimée) – La, ou plutôt le, politique ; comment ne pas saisir le rapprochement frappant avec les contorsions spasmodiques de l’angoisse des américains sous Nixon ?
C’est un excellent film, au-delà des outrances hollywoodiennes. Il ouvre un champ vertigineux même à des esprits solides d’aujourd’hui. Le psychanalyste et jésuite Michel De Certeau écrit (in « La possession de Loudun ») : « derrière le vernis, des mythologies renaissent, cherchant des langages de l’inquiétude sociale. » Saisissant rapprochement : les foules hystériques qui défilent régulièrement dans les rues de Damas ou Téhéran hurlent rien moins qu’elles veulent exorciser le « Grand Satan », l’Amérique ou son rejeton Israël.
La petite possédée trouve le discours de sa révolte dans l’Autre absolu, le Diable.
N’existe pas ?? Pas sûr … Faut voir. L’histoire n’est jamais sûre …
Léon-Marc Levy
* J’ai retrouvé une interview de Friedkin datant de la sortie du film (1974) et commentant les crises de certains spectateurs à la vision de son film : « Ceux qui sont malades en voyant mon film l’étaient déjà avant ». Pas besoin d’être exorciste pour être sûr qu’il avait raison. Alors vous pouvez le revoir, ou le voir peut-être ?
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