Le Royaume de Pierre d’Angle, Tome 1, l’Art du Naufrage, Pascale Quiviger (par Didier Smal)
Le Royaume de Pierre d’Angle, Tome 1, l’Art du Naufrage, Pascale Quiviger, Folio, mars 2023, 496 pages, 9,70 €
Edition: Folio (Gallimard)
Ouvrons sur une taquinerie de lecteur attentif : dans un univers de type médiéval, Quiviger fait dire à un personnage le mot « résilience » (page 463) ; c’est une maladresse lexicale, et l’on en sourit – parce que c’est bien le seul défaut à la cuirasse narrative de ce premier tome du Royaume de Pierre d’Angle que l’on ait trouvé. Enfin, on en connaît un autre, qui est en fait une grande qualité : sa dernière page, qui donne envie de se jeter sur ses trois successeurs afin de connaître la suite et la fin des aventures du prince Thibaut et sa fascinante femme, Ema Beatriz Ejea Casarei. Bien sûr, puisqu’on est au fait des codes de la fantasy, on se doute schématiquement de cette suite et de cette fin, et cette connaissance des codes en question nous a d’ailleurs déjà fait lâcher maints volumes récemment publiés. Mais impossible de laisser choir L’Art du Naufrage, qui a envoûté dès la première page et qu’on a lu goulûment, chaque pause, au travail, à la maison, même brève, étant l’occasion de quelques pages au moins.
Pourquoi cette assiduité ? Parce que si Quiviger ne renouvelle pas radicalement la matière « fantasy », elle s’affranchit suffisamment du cahier des charges lié au genre pour générer chez le lecteur une attente, basée sur la surprise – ainsi que sur l’attachement à des personnages complexes, même si assez évidemment lumineux ou obscurs – même si on a un doute quant à la fêlure potentielle de quelques-uns d’entre eux, qui pourrait devenir gouffre dans les trois tomes suivants. Et si l’on sent l’influence de l’un ou l’autre maître du genre, Robin Hobb au premier chef, Quiviger s’en détache par des écarts bienvenus ou un usage autre d’une magie convenue – ainsi, ce n’est pas Hobb qui a inventé le pouvoir de communiquer avec les animaux, mais elle l’a cristallisé dans le « Vif » d’une sublime façon ; Quiviger reprend cette magie, mais à destination d’un seul personnage, un certain Morvan, montreur d’ours de son état, qui semble lui-même mi-homme, mi-animal, qui communique quasi plus par le corps que par l’esprit avec un cheval par exemple.
Puisqu’il est question de magie, il est à noter une autre analogie avec Hobb : Quiviger l’amène de façon progressive au possible, laissant même planer le doute quant à sa place et son importance exactes sur une carte, celle reproduite en début de volume (tout auteur de fantasy, depuis Tolkien et sa Terre du Milieu, est avant tout cartographe), dont les îles aux politiques diverses, de la plus barbare à la plus raffinée dans l’hypocrisie diplomatique, sont visitées par un prince Thibaut parti en mer depuis deux ans afin de se découvrir et ramener des échantillons pour son précepteur, le savant Clément ; la magie intervient lors de la rencontre fortuite avec le jeune Lysandre, qui voit le lien unissant Ema et Thibaut, puis elle continue à progressivement s’imposer, surtout à partir du retour de Thibaut, désormais roi, à Pierre d’Angle – au terme d’un voyage du Sud au Nord. De même, tout comme Hobb, Quiviger plonge le lecteur dans un univers aux enjeux politiques certes manichéens (le Bien contre le Mal, dans un pays, Pierre d’Angle, dont la neutralité a jusqu’ici été la seule puissance) mais en proposant des solutions narratives intéressantes voire étonnantes – on laisse au lecteur la surprise de la façon, pourtant d’une logique sidérante, dont est remplacé le conseil du roi.
Au-delà de la problématique de l’originalité (mais au fond, lorsqu’on lit de la fantasy, on attend essentiellement des variantes plaisantes et, surtout, des personnages au destin desquels on a envie de s’intéresser), on peut célébrer de Quiviger l’artisanat – car oui, écrire un roman prenant et enthousiasmant à la fois, c’est du pur artisanat. Les chapitres sont brefs, comme autant de scènes, les dialogues enlevés et quasi dramatiques : ils servent autant à faire progresser l’histoire qu’à présenter les personnages voire donner des informations sur l’univers narratif, mais avec subtilité et légèreté. Pour peu, Quiviger aurait pu faire du Royaume de Pierre d’Angle une longue pièce de théâtre ou tout simplement, époque oblige, un efficace scénario pour une série télévisée menée avec maestra. Est-ce péjoratif ? Non, car c’est là tout l’art des bons feuilletonistes du dix-neuvième siècle appliqué à la fantasy.
Dû à ce souci d’efficacité, on pourrait reprocher à Quiviger des personnages plutôt univoques – les bons d’un côté, les méchants de l’autre, comme dit ci-dessus. D’une part, certains d’entre eux présentent plus de profondeur et d’ambiguïté qu’il y paraît ; d’autre part, il est agréable de rencontrer une brochette de personnages entiers, qui refusent obstinément de dériver de leur course dans la vie, à l’image du majordome Manfred ou du capitaine Guillaume Lebel. De surcroît, certains personnages, dont Lysandre ou encore Blaise, le précepteur assigné à ce jeune homme, semblent remplis de potentialités, et la confrontation au malheur (car la fin de L’Art du Naufrage est une véritable catastrophe liée à une magie incomprise, qui fait revenir des loups sur une île nettoyée de ces prédateurs durant un hiver provoqué par un vent soufflant du Sud) risque fort de faire évoluer les personnages dans les tomes suivants.
Reste l’ultime problématique : ce roman a reçu le Prix Elbakin.net, catégorie roman fantasy français jeunesse, en 2019 ; voici une étiquette gênante, le « jeunesse » pouvant inciter à hausser les épaules et se détourner du Royaume de Pierre d’Angle. Ce serait se priver d’une lecture plaisante pour dire le moins, dans un genre qu’on ne célébrera jamais assez pour sa capacité à écarter du réel tout en pointant des problématiques bien réelles, elles (ici, entre autres, le racisme ordinaire, mais aussi une vision apaisée du féminisme) ; puis si c’était de cela que se nourrissait effectivement la jeunesse, elle aurait bel esprit. Et pourquoi pas se laisser tenter par une cure de jouvence littéraire, si la source coule au milieu du Royaume de Pierre d’Angle. Puis c’est promis, on reviendra à des lectures plus « sérieuses » – à ceci qu’on ne connaît rien de plus sérieux que ces échappées belles.
Didier Smal
Pascale Quiviger (1969) est une autrice québécoise vivant désormais en Grande-Bretagne. Elle a publié quelques romans avant de proposer la saga du Royaume de Pierre d’Angle.
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