Le Romancier de la mer, Joseph Conrad (par Catherine Dutigny)
Le Romancier de la mer, Joseph Conrad, Les Presses de la Cité, Coll. Omnibus, janvier 2021, trad. anglais, Georges Jean-Aubry, 864 pages, 28 €
L’écriture au long cours
Pour illustrer ce thème de l’écriture au long cours, Dominique Le Brun, lui-même marin et écrivain, préface ce recueil de romans et de nouvelles de Joseph Conrad en détaillant avec soin la jeunesse du futur écrivain, sa vie de marin comme officier de la marine marchande britannique de 1878 à 1894 à bord de grands-voiliers puis de quelques vapeurs, soit seize années à bourlinguer d’un océan à un autre sous toutes les longitudes et latitudes. Des années fertiles en expériences humaines, en coups durs de navigation sur tous les océans, par tous les temps et toutes les houles qui forgeront l’âme de l’homme mais aussi la puissance narrative de l’écrivain. Une vocation bien énigmatique pour ce jeune polonais qui de la mer, des marins et des bateaux, ne connaissait que les romans de James Fenimore Cooper et de Frederick Marryat, prolifique romancier maritime anglais, lus dans sa prime adolescence.
Faire un choix parmi les nombreux romans et textes de Conrad où la mer, les vents, les marins et les bateaux sont des personnages à part entière n’est pas chose facile, tant l’œuvre en abonde, et expose son responsable à des critiques, souvent motivées par l’attachement pour tel ouvrage spécifique au détriment d’un autre ou par les doctes jugements de spécialistes dans les innombrables études savantes dont l’œuvre a fait l’objet. Cette sélection n’échappera sans doute pas à ce genre d’inévitable reproche. Cela n’empêche nullement de comprendre que les choix de Dominique Le Brun sont guidés non seulement par le désir d’illustrer au mieux l’image d’un Joseph Conrad écrivain entièrement happé par son amour de la navigation en haute mer, mais aussi par le désir de faire découvrir des romans moins connus, moins célèbres que les chefs-d’œuvre qui ont fait sa notoriété. Ce choix s’étalant sur toute la période de la vie d’écrivain de Joseph Conrad, il offre la possibilité d’apprécier également l’évolution du style littéraire, de noter combien souvent les thèmes s’entrecroisent, s’effacent pour mieux resurgir dans une œuvre puissante et complexe où certains leitmotivs peignent le portrait saisissant de l’ambivalence humaine et d’une quête d’absolu tout aussi romantique que réaliste.
Les textes et romans retenus sont donc : Jeunesse (publié en Angleterre en septembre 1898), Le Miroir de la mer, Souvenirs et impressions (recueil d’articles parus dans différents périodiques entre 1904 et 1906 et publié à Londres en 1906), Le Nègre du Narcisse (publié en 1897 en feuilleton et en volumes), Lord Jim (également publié en feuilletons mensuels puis édité en octobre 1900 à Londres chez Blackwood et à New York chez Doubleday et McClure). Enfin, Le Frère-de-la-Côte, considéré comme son dernier roman publié de son vivant à Londres en 1923. L’ordre de présentation dans cette anthologie ne suit donc pas exactement la chronologie des publications dans le temps, chronologie que l’on retrouve avec plaisir et intérêt en fin du recueil, accompagnée d’un glossaire maritime très utile aux lecteurs peu familiarisés avec le jargon de la marine marchande de la fin du XIXe siècle.
Dès Jeunesse, des thèmes et des personnages qui deviendront récurrents apparaissent dans l’œuvre de Conrad, en particulier Charles Marlow dont l’écrivain disait : « Marlow n’a rien d’un importun. Il hante mes heures de solitude, lorsque nous partageons en silence notre bien-être et notre entente ; mais lorsque nous nous séparons à la fin d’un conte, je ne suis jamais sûr que ce ne soit pas pour la dernière fois ». Mais puisqu’il s’agit d’une anthologie maritime, il est totalement justifié que ce court roman soit présenté en ouverture car il s’agit du récit à peine romancé du premier voyage de Conrad vers l’Orient, comme lieutenant à bord d’un vieux trois-mâts barque, le Palestine, rebaptisé la Judée, voyage initiatique, tant par les responsabilités assumées par le tout jeune lieutenant, que par l’avalanche de problèmes, avaries, tempêtes, incendie à bord, et, tout aussi important, par la découverte de la mentalité complexe, inexplicable et quasi surnaturelle des membres de l’équipage anglais confronté à ces difficultés : « Il y avait là une sorte de plénitude, quelque chose de solide comme un principe dominateur comme un instinct, la révélation de quelque chose de secret, de ce quelque chose de caché, de ce don du bien et du mal qui fait la différence de races, et qui façonne le destin des nations » (p.52). L’amour de l’écrivain pour les bateaux qu’il personnifie, comme il personnifiera dans d’autres romans les océans, les vents, les tempêtes, s’y exprime avec un lyrisme émouvant : « Le navire brûlait avec fureur, lugubre et imposant comme un bûcher funèbre allumé dans la nuit, entouré par la mer, sous le regard des étoiles. Une mort magnifique était accordée comme une grâce, comme un don, comme une récompense, à ce vieux navire au terme d’une vie de labeur » (p.56).
Le Miroir de la mer, Souvenirs et impressions, regroupe 14 petits textes, en réalité de courtes nouvelles, à l’abord a priori très technique, mais toujours illustrées, comme l’indique le sous-titre, Souvenirs et impressions, d’exemples tirés de l’expérience professionnelle de Joseph Conrad, ce qui les rend passionnantes et vivantes, qu’il s’agisse de la meilleure manière d’arrimer une cargaison dans une cale, de mettre en avant l’importance de la qualité de l’ouïe d’un second pour veiller au grément d’un navire et évaluer la force du vent, d’évoquer la mortification du capitaine d’un bateau qui s’échoue, etc. On sourit également à la colère de Conrad envers les journalistes qui emploient à tort l’expression « jeter l’ancre » alors que l’on ne jette par-dessus-bord que des choses inutiles et qu’une ancre n’est jamais jetée, mais « mouillée ». « Mais le faux “jeter l’ancre” avec son affectation d’être une phrase marine – car pourquoi n’écrire pas tout aussi bien “lancer l’ancre”, “précipiter l’ancre”, ou “projeter l’ancre” ? – est intolérablement désagréable à une oreille de marin » (p.73). Un bloc-notes précis qui sonne comme le chant funèbre de techniques réservées à la marine marchande à voile, au moment même où celle-ci agonise et est remplacée par les vapeurs qui tracent leur route droite pour gagner en miles et en temps sur toutes les mers et tous les océans. Un trésor d’anecdotes, salué, comme le signale Dominique Le Brun, par Rudyard Kipling dans une lettre enthousiaste adressée à Conrad lors de sa publication.
Le Nègre du Narcisse qui marque le début d’une réelle reconnaissance du talent d’écrivain de Conrad par le grand public ne pouvait échapper à cette anthologie, en grande partie parce que la description de la tempête affrontée par le Narcisse, un trois-mâts, à l’approche du cap de Bonne-Espérance est un morceau de bravoure, d’un réalisme qui fait frémir longtemps après en avoir terminé la lecture. Le « sauvetage » du nègre James Wait en est le point d’orgue dans cet enfer des quarantièmes rugissants. L’ambivalence des matelots à l’égard de Wait qu’ils soupçonnent de feindre la maladie, ce mélange explosif de compassion/détestation, sont souvent contrecarrés par la nécessité de faire corps avec le capitaine et le navire dès qu’il s’agit de sauver le bâtiment et sa peau. Une phrase que Conrad met dans la bouche de Singleton, le vieux gabier, phrase que l’on retrouvera quasiment à l’identique dans Le Miroir de la mer, résume l’état d’esprit de ces marins : « Quel navire ? Les navires sont tous bons. Le problème c’est les hommes », ou bien encore lorsque Podmore, le cuisinier, alors que tout vole en éclats autour de lui, crie vers la dunette : « Tant qu’on est à flot, je ne laisse pas mes fourneaux ! », et de partir préparer du café pour remonter le moral de l’équipage (p.252). Un dévouement, un sens de l’honneur qui, par effet miroir, font d’autant plus ressortir la noirceur de Donkin, le tire-au-flanc, le voleur, le faiseur de mutineries, celui qui sème la discorde sur le bateau et met en péril la vie de tous.
Lord Jim n’est plus à présenter. Lu, analysé, disséqué par les plus grands critiques, ce roman sur la quête de rédemption d’un jeune lieutenant ayant failli à l’honneur de la profession en abandonnant un navire sur le point de sombrer avec son millier de passagers à bord, n’est un récit maritime à proprement parler que dans sa première partie. Encore l’avarie du Patna, laissant augurer d’un prochain naufrage, est-elle narrée d’un ton froid, presque sec, loin du lyrisme de la tempête ayant secoué le Narcisse. Sur fond introspectif, le caractère « maritime » du roman se niche d’abord et tout au long du récit dans la perception de Lord Jim par Marlow, dans son intime conviction de la dimension exceptionnelle du personnage propre à tout marin digne de ce nom. Encore une fois, une courte phrase, répétée à plusieurs reprises comme une sentence dans le roman résume toute la foi de Marlow en Lord Jim. « Il sortait du bon moule » (p.368). Dès lors, la destinée de Lord Jim ne peut être qu’à la hauteur héroïque que Conrad-Marlow attend d’un homme de la mer et qui plus est, d’un lieutenant ou d’un capitaine.
Le Frère-de-la-Côte clôt cette anthologie, comme dans la réalité, il clôt les publications de Joseph Conrad peu avant sa disparition. Des tribulations du vieux canonnier français Peyrol dans les parages de l’Inde qui lui valurent l’insigne honneur d’être reçu « frère la Côte », on ne saura pas grand-chose, hors le magot qu’il rapporte dans sa malle. Exilé en son propre pays transformé par la Révolution française, puis par l’accession au pouvoir de Bonaparte, il tente de jouir d’une retraite tranquille sur la presqu’île de Giens. Dans un style plus concis et moins introspectif, Joseph Conrad, dresse un ultime portrait de la grandeur d’âme d’un marin qui est loin d’être un saint mais pour qui le sacrifice ultime au service d’une noble cause, vaut plus que tous les trésors accumulés lors des saisies sur des navires. La démonstration implacable en est faite lors de la narration de la prodigieuse course-poursuite entre la tartane de Peyrol et l’Amelia, une corvette anglaise participant au blocus de la rade de Toulon par la flotte de Nelson. La grandeur d’âme de Peyrol trouve son pendant dans l’attitude de son ennemi, ici le capitaine anglais Vincent, au commandement de l’Amelia et qui avant de couler à coups de canon la tartane demande à son second d’y frapper le pavillon français sur la drisse et de hisser la grand-antenne en tête de mât. Une mort glorieuse pour le vieux canonnier français, que Conrad avait peut-être fantasmée pour lui-même.
Que l’on ait navigué sur un voilier ou non, on ne peut qu’être bouleversé et passionné par la lecture de ces cinq romans regroupés dans cette superbe anthologie maritime conradienne et partager l’avis éclairé d’André Gide, cité par Dominique Le Brun à propos de l’écrivain : « Ce que j’aimais le plus en lui, c’est une sorte de native noblesse, âpre, dédaigneuse et quelque peu désespérée, celle même qu’il prête à Lord Jim » (André Gide, La NRF, Hommage à Joseph Conrad, déc. 1924).
Catherine Dutigny
Joseph Conrad est avant tout un aventurier. Après une enfance solitaire, il s’engage dès l’âge de 17 ans dans la marine, d’abord française, puis britannique. Cette carrière lui permet de découvrir les eaux du monde entier. De mousse, il devient capitaine, et est naturalisé britannique en 1886. Il se lance alors progressivement dans l’écriture. A partir de la fin des années 1890, il publie des romans en anglais ayant pour cadre le milieu maritime. Bien qu’ayant pour langue maternelle le polonais, il maîtrise parfaitement sa langue d’adoption et obtient un succès grandissant auprès de la critique comme des lecteurs avec des romans tels que Le Nègre du Narcisse (1897), Lord Jim (1900) ou bien Nostromo (1904) (Extrait de lintern@ute).
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