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Le Roman retrouvé, Alain Santacreu (par Philippe Thireau)

Ecrit par Philippe Thireau 27.03.25 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Tinbad

Le Roman retrouvé, Alain Santacreu, Tinbad, 2024, 370 pages, 25 €

Edition: Tinbad

Le Roman retrouvé, Alain Santacreu (par Philippe Thireau)

 

Ce sont les regardeurs

Qui font les tableaux

Marcel Duchamp

 

Le Roman retrouvé, autrement connu des lecteurs égarés en terra incognita sous le titre Opéra Palas, se conjugue en hébreu, savoir vingt-deux lettres et leurs variantes finales. Alphabet sacré soumis au narrateur par Palas, son double révélé en Bourgogne étrange par Julius Wood au Bleu Eyes Bar. Lieu mal famé qui nous fait penser (un peu) au Titty Twister du film From Dusk till Dawn de Robert Rodriguez dans la main de Quentin Tarantino. Alphabet découvert lettre à lettre au fil d’une errance mystico-philosophique et dont la lettre fondatrice et mortifère sera connue à l’heure ultime.

From Dusk till Dawn, du crépuscule jusqu’à l’aube, dont Tarantino signa le scénario, est l’instant du passage, le temps interstitiel de la défection du monde au monde. Les ténèbres sont révélées.

À l’instant où le narrateur d’Opéra Palas pénètre « profondément » dans le Bleue Eyes Bar, « le Jour du Jugement commence (…), la condition du roman de la fin est de débuter à l’instant où commence ce Jour du Jugement qui n’est pas celui du Jugement dernier mais ce terrible “Jour de Yahvé” dont parle la Bible : jour de l’heure ultime, du moment décisif où vont se consumer les ténèbres qui étaient tombées sur le monde ». Le souffle est plus court encore entre le crépuscule du matin et l’aube. Une étincelle. Là se tient le narrateur, proche de Dieu incréé, d’un dieu qui ne saurait pas qui il est. Ce qui fait une belle différence entre From Dusk till Daw, l’histoire de la nuit du démon, et Opéra Palas.

Le narrateur parle de sa marionnette Palas à la troisième personne, lequel Palas se voit enjoint par Wood d’écrire « le » livre sous la forme d’un roman à dater du Jour du Jugement. Il y a du René Girard dans le couvert sombre du matin qui point. Le narrateur a le désir de Palas, ce dernier étant la créature de l’écrivain, écrivain qui prend la plume sous la contrainte du désir attisé par Wood et son double féminin. Partition symphonique. Dieu veille. Il est aujourd’hui éditeur à New-York, Wood/Christ est chargé de ses œuvres. « Mais Dieu est amour et n’a aucun pouvoir », dit Wood.

Musique et cendres au Jour du Jugement. Musique et cendres au teth, neuvième lettre de l’alphabet hébreu, teth, l’épée qui fend la matière opaque, au chapitre de « L’ouverture princière du crâne fendu par la bonté de dieu ». Une gigantesque partie d’échec conduite par celle simplement appelée la dame contre (ou avec) Palas, partie menée dans un salon cubique reflété à l’infini dans les brisures d’un tableau majeur du XXe siècle, Le Grand verre. Première de trois parties qui ponctuent le roman et introduisent la figure tutélaire de Marcel Duchamp traversant son œuvre propre, Le Grand Verre, Mariée mise à nue par ses célibataire, même, en quête d’une forme de l’invisible. Œuvre enchâssée entre deux plaques de verre, icelles qui furent brisées accidentellement et donnèrent alors au tableau sa dimension tragique et multipolaire. Comment changer le monde bipolaire vertical, aujourd’hui 0 et 1, en un monde horizontal, osons le mot, un monde d’amour que la figure christique incarne ? Car « la non pensée de la lumière incréée, demeure dans chaque lieu de la terre, même les plus enténébrés », souligne Alain Santacreu. Par le passage du Grand Verre, accident de l’histoire de l’Art, de l’histoire des hommes, Marcel Duchamp, Maître au jeu d’échec de surcroît, invite le narrateur, bientôt interné car le chercheur de vérité ne peut être que fou, à bousculer l’ordre démoniaque du monde en le « traversant » à la manière d’Antonin Artaud foudroyé.

Ce terrain de « jeu » bouscule l’espace et le temps. Le passage dialectique du Grand Verre est la « porte étroite » même (étrange lieu des ténèbres révélés – comme un trou noir il absorbe et éclaire). Stanley Kubrick et Arthur C. Clarke explorent eux aussi, dans le film 2001, l’Odyssée de l’espace, ce même lieu de passage dans la profondeur de la faille. Naissance à la lumière chez Kubrick comme pour le narrateur d’Opéra Pallas au terme du voyage sidéral suivant la partie d’échec primitive : « Je ressentis une forte douleur dans le ventre… La chose se trouvait dans une poche placentaire (…) ».

Nous sommes au centre de la réflexion philosophique et mystique d’Alain Santacreu. In les écritures. Notamment dans l’Apocalypse de Jean dont Le Grand Verre de Duchamp est une mise en abîme. Une longue citation d’Opéra Palace synthétise le propos sous-jacent au livre, trouver la voie entre la verticalité et l’horizontalité, le syncrétisme libertaire : « Le Grand Verre est traversé en son milieu par trois minces plaques de verre superposées. En cette zone réside le point d’équilibre qui permet aux deux panneaux des célibataires et de la Mariée d’entrer en congruence, sans qu’aucun tiers, ni aucune dialectique du tiers-exclu ne viennent les synthétiser. C’est sur cette alchimie du Grand Verre que se fonde l’opération polymétallique que Julius Wood mena en Espagne. Seule cette réalité permet de comprendre le rapprochement qu’il croyait possible entre la Phalange originelle et le mouvement anarchiste. La Dialectique du Grand Verre dévoile aussi la métaphysique du rapprochement proustien entre le corps juif et le corps homosexuel, en l’extrayant de la littérature ». Alain Santacreu s’en explique longuement dans un entretien avec Caroline Hoctan, qui « achève » littéralement « Le Roman Retrouvé ». Le lecteur est d’ailleurs convié à écrire lui-même le livre, son livre retrouvé, en dépassant ses propres clivages internes, c’est-à-dire en pratiquant la voyance répliquée, à la manière d’un Rimbaud. Alain Santacreu suggère d’ailleurs au lecteur la vision royale, celle des « apôtres qui, lorsqu’ils regardaient le Christ, ne voyaient jamais le même visage ; ses traits se transformaient devant leurs yeux, comme une anamorphose, comme si ce visage d’homme avait autant de faces qu’il y avait de regards d’hommes pour le voir ».

Que chacun trempe sa plume dans le sang de la plaie vivante.

Philippe Thireau

 

Créateur et animateur de la Revue transdisciplinaire Contrelittérature, Alain Santacreu fut comédien et metteur en scène. Il est essayiste. Le Roman retrouvé ressuscite Opéra Palas, ouvrage publié en 2017, et séjournant aux limbes.



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A propos du rédacteur

Philippe Thireau

 

Philippe Thireau, né à Paris 15ème, a vécu en Algérie. Écrivain, poète, auteur dramatique, revuiste, a publié plus de 13 ouvrages chez différents éditeurs français, suisse et belge.