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Le rêve du jaguar, Miguel Bonnefoy (par Sandrine-Jeanne Ferron)

Ecrit par Jeanne Ferron-Veillard le 13.03.25 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Le rêve du jaguar, Miguel Bonnefoy, éditions Payot-Rivages, 2024, 294 pages, 20,90 €

Le rêve du jaguar, Miguel Bonnefoy (par Sandrine-Jeanne Ferron)

 

Amis écrivains (s’il vous plaît, restons neutre), nous vous en conjurons !

Désécrivez !

Épargnez-nous, pauvres lecteurs que nous sommes.

Les mines antipersonnel du terrain littéraire.

Les écueils de la nouvelle narration.

Les apparats.

Et rendez grâce aux histoires.

Les mains dans le réel, sans se justifier de le manier pour le rendre intangible, Miguel Bonnefoy n’est d’aucune école, hormis peut-être celle du réalisme magique. L’art du conte et le foisonnement des images.

Héritier d’un continent qui éructe des montagnes de couleurs, d’une terre sillonnée par des fleuves en formes de visages et où les nuages charrient les larmes des disparus. Les lacs ont dans leurs veines de l’or noir qui coule. Le vent est un percussionniste. Et les feuilles portent en leur cœur les yeux des Hommes, sans que les uns ou les autres n’aient recours à l’anthropomorphisme. Le Vénézuéla. Une ville. Un lac. Maracaibo. Chaque syllabe, telle une incantation secrète livrée aux hommes pour leur rappeler leur nature.

Au commencement. Antonio.

Au troisième jour de sa vie, Antonio Borjas Romero fut abandonné sur les marches d’une église dans une rue qui aujourd’hui porte son nom.

Ainsi le monde s’est-il créé. Sur une déflagration. Depuis lors, les histoires avancent et jamais ne s’arrêtent.

Sur la façade peinte en rouge d’un écriteau de bois, on lisait Majestic, en lettres rutilantes, avec une calligraphie qui rappelait les signatures allongées des premiers gouverneurs de la province de Zulia.

L’avenir en surimpression, parce que les êtres là-bas ont conservé le pouvoir de manier les signes. Le réel donc, qu’il soit horizontal ou vertical. À l’intersection entre passé et futur, Miguel Bonnefoy est à cet emplacement, depuis lequel il se sent chez lui. Il travaille les phrases comme l’érosion le sol. Le glissement. La chute et le terme. C’est à la fin des phrases qu’il place le verbe, celui par lequel le sens advient. À la manière des Allemands ou est-ce une imprégnation des colons tel que Ambroise Alfinger (ou Ambrosius Ehinger, 1500-1532) qui forèrent le sol peut-être mieux que les Espagnols pour se parer de ses entrailles. Le Vénézuéla fut ainsi baptisé. Pauvre petite Venise. Son humus lacéré. Et il fut décrété que l’âme se placerait au sommet, au service des membres. Alors les montagnes se décolorèrent, les fleuves se tarirent, les nuages tombèrent. Les lacs perdirent leurs ors, le vent ses cymbales, les feuilles leur don d’ubiquité. Et la pluie n’eut d’autre choix que de pleurer sur les visages des hommes. Amnésiques.

Les pierres déchiquetées. Les femmes savent. Les ventres pillés des montagnes et le sang couleur vert émeraude. Les légendes en transparence que les arbres se transmettent sous la terre. Les femmes interprètent les vols des chauves-souris, elles recueillent les larmes des coraux, elles lèguent les choses que la vie engendre et elles maintiennent vivant le cœur des verbes. Pour que l’histoire grandisse.

Au service de l’histoire, il y a. Antonio puis Ana Maria, Venezuela puis Cristobal avec un accent sur la lettre o. Il y a l’amour par lequel les chairs s’étirent, grâce auquel les enfants s’élèvent, pour que les intérieurs et les extérieurs fusionnent. Les lacs donc, au sein desquels se reflètent les iris des êtres aimés. La mort qui va vite, logée dans les poutres, la magie qui prend son temps, lovée dans les ailes noires d’un papillon. C’est la langue du désir. C’est l’allure d’un jaguar possédé par un chamane ou le contraire. Des fumées montant vers le ciel que les morts agitent dans leurs encensoirs pour s’immiscer dans les entailles des vivants.

Mais les vivants s’essoufflent.

Nous pourrions reprocher à Miguel Bonnefoy d’avancer trop vite, de plus en plus vite au terme du conte, à l’allure d’un jaguar, sa course bien sûr, des dizaines de noms, de personnages déposés, jamais repris, juste un courant d’air glacial, une odeur d’herbes ou de tabac, de roches ou de coquillages, des noms qu’il faudrait graver sur une stèle pour nous souvenir de leur rôle dans le rêve. Tous les êtres qui habitent la surface du lac puisque leur terre n’est plus. Désincarnés. Les bébés qui survivent sur des marches d’église, à l’abandon et au rejet, sauvés des flammes par un chien. Les accouchements sous les étendards de la liberté. Les cris de mille histoires dressées vers les cieux.

Mais les images s’évaporent.

Il faudrait prendre possession des corps et ainsi percevoir chaque personnage, chaque événement, les transes et les enfers d’un territoire qui connaît les mystères de l’argile et manie la langue des fauves. Si Miguel Bonnefoy n’appartenait pas à cette terre faite d’empilements, nous pourrions pointer un excès d’exotisme. Une dématérialisation des corps. Un effritement des matières et des portraits qui ne tiennent pas le mur.

Car seul Antonio tient le livre, comme on dit d’un tableau qu’il tient le mur, pour signifier qu’il est à sa place. La vie d’Antonio en soixante et une pages. Puis, Ana Maria en soixante-dix-huit. Venezuela, en quatre-vingt-sept, Cristobal en quarante-cinq mais ce n’est pas l’intention de l’auteur. Miguel Bonnefoy conte ses ancêtres, ceux qui ont défié l’impensable et ce sont leurs figures dans leur ordre d’apparition qui nous tancent. Le Bien. Le Mal. Chers amis, n’en demandons pas plus. Croyons. À l’intention louable de l’auteur, celle de rendre les contours d’un pays lisibles. Entre l’impossible et l’incroyable.

Car il ne faut pas mourir le ventre vide.

 

Sandrine-Jeanne Ferron

 

Note à l’attention de l’éditeur : Page 259 (pour la présente édition) : « il serait enfermé pendant six ans ». Page 273 : « il avait passé deux ans en prison ». Référence à Hugo Chavez, 1954-2013, militaire, homme d’état, Président de la République de 1999 à 2013. Hugo Chavez a été incarcéré deux années et non six.

 

Miguel Bonnefoy, auteur franco-vénézuélien, a écrit plusieurs romans, dont Le voyage d’Octavio (Rivages, Prix de la Vocation 2015), et Héritage (Rivages, Prix des Libraires 2021). Le rêve du jaguar a reçu le Grand Prix du Roman de l’Académie Française et le Prix Femina 2024. Miguel Bonnefoy est traduit dans plus de vingt langues.



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A propos du rédacteur

Jeanne Ferron-Veillard

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Jeanne Ferron-Veillard naît le 16 septembre 1975, à Lorient. Grandit en Bretagne puis à Albi. A l’âge des grandes mutations, part sur Paris : pensionnaire à l’école de La Légion d’Honneur. Les études ? Niveau licence, quelques souvenirs en Lettres Modernes. Puis ce sera l’Angleterre où elle restera quatre années. Retour en France, entre autres responsable d’une très jolie librairie à Paris. Petit tour de France puis du monde, lit, écrit et vit depuis au même endroit incognito.