Le Rêve d’un langage commun, Adrienne Rich (par Yasmina Mahdi)
Le Rêve d’un langage commun, Adrienne Rich, L’Arche Éditeur, janvier 2025, trad. anglais, Shira Abramovitch, Lénaig Cariou, 176 pages, 19 €

Une poétique au féminin
Cet ouvrage bilingue, au titre éloquent, Le Rêve d’un langage commun (The Dream of a Common Language), présente des poèmes d’Adrienne Rich, hérités du spoken word, une technique de poésie à voix haute, réunissant « la poésie et le politique », c’est-à-dire une prise de parole active, parole « de droit, la parole vive, qui devient action par son incantation » (Claire Stavaux). Les poèmes d’Adrienne Rich, née en 1929 à Baltimore et décédée en 2012 à Santa Cruz, poétesse, essayiste, critique littéraire, professeure d’université et théoricienne féministe, sont d’une beauté saisissante. Fin 1953, elle épouse un économiste, Alfred H. Conrad avec lequel elle aura trois enfants. L’un de ses essais les plus célèbres, Compulsory Heterosexuality and Lesbian Existence (La Contrainte de l’hétérosexualité et l’existence lesbienne), expose sa théorie du « continuum lesbien » contre l’hétérosexisme, essai qui a eu un fort retentissement au sein de la pensée féministe – essai souvent comparé à La Pensée Straight de Monique Wittig.
En 1974, elle reçoit le National Book Award qu’elle accepte à condition de le partager avec Audre Lorde et Alice Walker, « au nom de toutes les femmes ». L’écrivaine a milité activement pour les droits des minorités afro-américaines, gays et lesbiennes, pour la justice sociale, en s’interrogeant sur le sens et la mission de l’art.
Les poèmes de cette figure tutélaire de la poésie états-unienne sont ici partagés en trois chapitres, sur le rêve, le sommeil, l’intimité, les réminiscences et le désir. Des stances élégiaques émaillent ces poèmes de la mélancolie, profondément humanistes :
Je suis devenue
la neige blanche tassée comme de l’asphalte par le vent
les femmes que j’aime
lancées avec légèreté
contre la montagne
ce ciel bleu
nos yeux gelés dérubannés
à travers la tempête
nous aurions pu coudre ce bleu
ensemble
comme une couverture
Une litanie, un chant funéraire proche de celui des Amérindiens résonne dans la complainte dédiée à des femmes alpinistes :
Un câble de feu relie nos corps
qui brûlent ensemble dans la neige
Nous ne vivrons pas
pour moins que ça
Nous avons rêvé de ça
toute notre vie (…)
Le blanc sidéral, la neige, l’eau, le sacrifice sont des constantes de la poésie d’Adrienne Rich :
(…) blanc comme des draps froids, en pensant, je vais mourir de froid là-dedans.
Mes pieds nus sont déjà engourdis par la neige (…).
Rejoindre l’esprit des origines, le Grand Esprit, n’est pas sans rappeler l’autre grande poétesse américaine, Hilda Doolittle. Un idéal universel traverse la langue d’Adrienne Rich, dans l’espoir d’une rencontre, d’un amour parfait jusque dans l’au-delà. La voix d’adresse est destinée aux femmes, à l’amour des femmes, au lesbianisme.
Le café, le bourbon – drogues sociales –, la corde – un référent au western et à la ruralité (également à la pendaison) –, sont des signes et des réalités récurrents très importants de la vie américaine. De plus, A. Rich explore un vaste spectre plastique d’images et de sensations puisé dans l’expérience et le combat. Il se trouve nombre de questionnements et d’appels dans ses vers, ses strophes, ses phrases parfois sans ponctuation, où les mots sont quelquefois séparés d’intervalles. L’autrice écrit en peintre, promène une lampe torche sur la nature, la ville, les personnages souvent endormis, elle écrit comme secondée par un œil-caméra. L’emploi d’oxymores souligne la tragédie de l’éphémère de l’existence, d’où l’espoir et « Le Rêve d’un langage commun », même si ce rêve se meut dans une liquidité glaciale, menaçante. L’écrivaine explore la conscience aiguë de soi et de l’autre, dans l’espoir d’une rencontre sororale presque gémellaire – un cri primal en quelque sorte. La rupture est une autre constante de la poésie d’Adrienne Rich, laquelle, à la moitié de son existence, se remémore ses actions, son quotidien, ses luttes, ses révoltes.
Chaque élément de la nature est chanté au féminin – le fleuve, le volcan, la lune, la montagne, les planètes, où s’ébattent les héroïnes grecques, où s’aventurent les femmes de science. L’univers entier se rêve et se transforme au féminin. La réalité d’une femme des années 1950 aux années 1970 infuse dans le recueil où l’on voit par transparence la condition homosexuelle de l’époque. Il s’agit aussi de la poésie d’une femme lettrée, féministe, dans laquelle se condensent une mystique du paysage américain et la force inextinguible de l’amour sororal, avec ses manques et ses cicatrices. Notons un constat lucide, en phase avec notre monde contemporain et les revendications justifiées des femmes.
(…) J’en ai assez de la lâcheté
leur besoin d’être exceptionnel
pour faire ce qu’une femme ordinaire
fait dans l’ordre des choses
J’en ai assez des femmes qui se plient en deux
pour ramener la veine essentielle de la lumière
assez du gaspillage de ce que nous portons
si coûteusement, si joyeusement, aux regards (…)
Soulignons qu’Adrienne Rich parlait couramment français, ayant traduit à l’adolescence de nombreux poètes célèbres.
Pour conclure, citons Angèle Paoli : « Car écrire, pour Adrienne Rich, c’est s’attacher à faire un état des lieux aussi précis et réaliste que possible du pays où elle vit. C’est s’attacher à relier le présent dont elle est le témoin avec le passé dont celui-ci découle. (…) Écrire, c’est restituer une cartographie première où ressurgit tout ce que l’histoire politique d’une nation s’est appliquée à effacer » (Terre de femme n°240).
Adrienne Rich enseignait à des étudiants de couleur et issus de milieux pauvres, et depuis 1976, elle vivait avec Michelle Cliff. En 2019, a eu lieu la cérémonie de son inscription sur le National LGBTQ Wall of Honor créé par la National LGBTQ Task Force.
Yasmina Mahdi
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