Le retour du Phénix, Ralph Toledano (par Gilles Banderier)
Le retour du Phénix, août 2018, 408 pages, 22 €
Ecrivain(s): Ralph Toledano Edition: Albin Michel
Parmi les innombrables « romans de la rentrée », Le retour du Phénix détone et fait entendre une mélodie singulière. À la manière de la clef sur une portée, le premier chapitre, qui voit passer la silhouette de Bernard Berenson (de son vrai nom Bernhard Valvrojenski), le célèbre expert et critique d’art, donne le ton et installe le lecteur à une certaine altitude. En lisant le premier chapitre, on songe à Mario Praz (d’ailleurs mentionné page 303) et à ce qu’il écrivit sur les magnats américains qui collectionnent sans vraiment les comprendre des merveilles de l’art européen. Par un phénomène que l’on s’explique mal, les œuvres perdent quelque chose d’impondérable – leur âme ? – en franchissant l’Atlantique. Les cloisterssi soigneusement démontés puis remontés à New-York rendent un son faux.
Ce n’est pas aux États-Unis que commence réellement Le retour du Phénix, mais à Rome. L’héroïne, née Juive au Maroc, n’a eu qu’à traverser la Méditerranée. Ce fut assez. Hier comme aujourd’hui et peut-être comme toujours, Rome n’est plus dans Rome. Dans la Ville éternelle se réfracte mieux qu’ailleurs la crise spirituelle du monde occidental. Cette crise, qui peut passer inaperçue au milieu de l’agitation new-yorkaise, apparaît de manière poignante parmi les fastes et les vestiges romains.
Le souvenir de Pie XII, mort en 1958 (p.85) souligne l’effondrement de la papauté et de l’aristocratie pontificale, cette « noblesse noire » qui la servait. La trivialité latino-américaine du pape François est encore plus douloureuse à contempler quand on songe à ceux qui le précédèrent. Comme Berenson avant elle, l’héroïne du roman vit au milieu des chefs-d’œuvre, au prix d’une discrète apostasie de sa religion ancestrale. Juive marocaine, mariée à un prince romain, résidant à quelques encablures du Vatican, elle a fait baptiser sa progéniture et mis le judaïsme au fond de sa poche. Le Talmud, qu’elle n’a jamais lu, affirme qu’un Juif demeure un Juif, quoi qu’il arrive. Elle vérifiera la validité de ce principe lors d’un grave accident survenu à un de ses enfants. Près du lit d’hôpital, elle se rappelle le Dieu du Buisson ardent et du Sinaï. Elle promet de faire circoncire son fils s’il se remet. Son prince romain de mari accueille le vœu avec réticence, pour dire les choses pudiquement. À défaut de circoncision, les époux se rendront à Jérusalem.
Andrea Riccardi a écrit que Rome est « à la fois une réalité et une idée ». Ne pourrait-on en dire autant de Jérusalem ? « Dans le judaïsme comme dans la conscience universelle, Jérusalem est moins un ensemble d’édifices en pierres de taille que la ville des prophètes, des conteurs, des penseurs qui ont révisé les fondements de la morale » (Amos Oz). Un lien opaque relie ces deux cités millénaires, et pas seulement parce que l’Empire a détruit la cité de David au terme d’un siège effrayant. Athènes est passée à bonne distance de ce que le judaïsme offrait à l’humanité. Plus méprisante qu’une insulte délibérée, la fin de non-recevoir opposée par les Athéniens à l’apôtre Paul (Actes, 17, 18-32) est emblématique de cette cécité. Entre, d’une part, le judaïsme et ce qui en forme à la fois le schisme et le prolongement, le christianisme, et d’autre part Rome, le choc fut longtemps différé, mais il finit par se produire.
Le retour du Phénix appartient à un genre peu cultivé en France : le roman d’idées. Il constitue une méditation altière et puissante sur le déclin de cet Occident (« La force a déserté cette magnifique région du monde où la chrétienté s’était épanouie, autrefois. La facilité tue les civilisations… », p.249) dont Rome est demeurée la tête, la caput mundi (ni Paris, ni Londres n’ont pu lui ravir cette place), et l’énigmatique survie, envers et contre tout, du judaïsme (« Depuis des millénaires, le judaïsme survit par miracle. Le message que nous portons aurait dû mourir mille fois. Une nécessité étrangère à la logique limitée des hommes l’a sauvé de la disparition ; celle d’illuminer le monde, à la fin des temps », p.343). Mais Israël, en tant que nation moderne, est-il demeuré fidèle aux idéaux de ses pionniers ? Ce très beau roman s’achève sur la musique du Requiem de Mozart, Antiquité, judaïsme et christianisme désormais réconciliés par l’antique liturgie (« Te decet hymnus, Deus, in Sion / Et tibi reddetur votum in Jerusalem / […] Teste David cum Sibylla »).
Gilles Banderier
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