Le Retour de la décadence, Penser l’époque postprogressiste, Pierre-André Taguieff (par Gilles Banderier)
Le Retour de la décadence, Penser l’époque postprogressiste, Pierre-André Taguieff, Presses Universitaires de France, mars 2022, 248 pages, 19 €
Au début des années 80 du XXe siècle, le philosophe Julien Freund (1921-1993) publia deux ouvrages, La Fin de la Renaissance (1980) et La Décadence (1984), qui consonnaient avec Histoire et Décadence de Pierre Chaunu (1981). La réception de ces livres, quand réception il y eut et qu’on ne les ignora pas purement et simplement, fut dans l’ensemble froide, voire hostile. Mais traiter par la froideur, l’hostilité ou le mépris des livres qui analysent une réalité désagréable n’a jamais fait disparaître la réalité en question. Certes, et Julien Freund en était lui-même conscient (comme le montre le sous-titre de son livre : Histoire sociologique et philosophique d’une catégorie de l’expérience humaine), la perception et l’angoisse du déclin sont des traits historiques consubstantiels à notre civilisation, comme s’il existait quelque rapport secret, souterrain, un pacte non écrit, entre l’Occident – le pays du couchant (Abendland) – et la décadence.
Cependant, en admettant que Julien Freund, Pierre Chaunu, Raymond Aron et quelques autres se soient trompés, toute impression fondamentalement fausse finit toujours par se corriger ou par être corrigée à un moment ou à un autre. Or, dans le cas présent, l’impression que notre civilisation est engagée dans un processus de déclin sans retour n’a fait que se renforcer depuis les années 1980. Michel Houellebecq, qui est (ou apparaît comme) le plus grand romancier français actuel, est un écrivain de la décadence (« Le concept de décadence avait beau être difficile à cerner, il n’en était pas moins une réalité puissante ; et cela aussi, cela surtout, les hommes politiques étaient incapables de l’infléchir », note-t-il dans anéantir. Voir en outre son discours de réception du Prix Oswald-Spengler. Deux décennies plus tôt, dans un entretien de 1998, il analysait déjà la décadence de notre civilisation en termes freundiens. L’a-t-il lu ?).
On doit à Pierre-André Taguieff une monographie sur la pensée de Julien Freund et un maître-livre, lui aussi mal reçu, L’Effacement de l’avenir, dont Le Retour de la décadence apparaît comme une apostille. Que s’est-il passé depuis 2000 ? Beaucoup de choses, entre autres l’avènement du « principe de précaution », qui trahit en réalité une peur de l’avenir (mais qui, on doit le remarquer, ne s’est pas appliqué aux produits contre la Covid-19, vers lesquels on était fortement incité, au besoin sous la contrainte, à se précipiter), l’entrée en scène de mouvements tels que le wokisme, la cancel culture, le décolonialisme, les gender studies, le néo-féminisme, qui tous entendent piétiner l’universalisme (certes abstrait) des Lumières et diviser l’humanité en une myriade de communautés s’observant avec hostilité et exigeant sans arrêt places et réparations (le processus a été décrit sur le mode swiftien par Shalom Auslander dans Maman pour le dîner, Belfond, 2022).
Le résultat est que plus personne ne croit que demain sera mieux qu’aujourd’hui et la croyance au progrès (qui prit au XIXe siècle l’allure d’une véritable foi religieuse de substitution) s’est évaporée. L’effondrement des systèmes éducatifs en Occident n’y est pas étranger. « L’avenir est abandonné aux marchands de nouveautés technologiques – la course au smartphone le plus perfectionné en témoigne. Les promesses dérisoires des publicitaires n’ont jamais été aussi dérisoires » (p.26). Il n’y a que des éberlués technophiles dans la lignée de feu Michel Serres pour croire que l’humanité progresse parce que Windows Q remplace Windows P. Est-ce parce que les Lumières ont fondamentalement échoué (« La maîtrise croissante de la nature n’a pas suscité la certitude apaisante attendue. Les promesses des Lumières n’ont donc pas été tenues », p.32), comme le relevaient déjà, en pleine Seconde Guerre mondiale, alors que les fours crématoires fonctionnaient, deux intellectuels allemands exilés aux États-Unis, Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, qui dans la Dialectique de la raison mettaient en évidence un phénomène de « renversement des Lumières » ? Comment s’est-il fait que les Lumières aient engendré l’exact contraire de ce qu’elles avaient annoncé ? Pourquoi se sont-elles retournées contre elles-mêmes ? Un demi-siècle plus tard, dans une conférence crépusculaire, George Steiner prolongera cette interrogation et demandera par quel mécanisme la Shoah a pu se produire au cœur d’une Europe pourtant acquise aux idéaux des Lumières (« fin de la censure, abolition de la torture, de l’esclavage, éradication de toute violence »). « Pourquoi cette immense méprise ? Les Lumières ont-elles plus aveuglé qu’éclairé ? Pourquoi cette erreur catastrophique ? », s’interrogeait le sage de Cambridge. La question a quelque chose de purement académique dans la mesure où, quelle que soit la réponse qu’on y apportera, elle n’a pas empêché la naissance d’un puissant ressentiment anti-occidental (que Taguieff nomme hespérophobie, selon le néologisme forgé par Robert Conquest) en Occident même.
Il faut bien, à un moment donné, prendre position, ce que M. Taguieff semble hésiter à faire. À ceux qui disent que l’Occident en général, la France en particulier, ne sont pas entrés ou tombés en décadence, on a envie de demander pourquoi ils se donnent tant de mal pour nier ce qui crève les yeux (beaucoup de discussions tournent autour du système éducatif, car c’est là que le désastre est patent). Aimé Césaire en 1955 (« Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente », cité p.201), et Julien Freund trente ans plus tard (« une civilisation décadente n’a plus d’autre projet que celui de se conserver, comme si la sauvegarde consistait dans le désarroi devant les innovations dont elle a été l’institutrice »), l’ont dit avec force. Il suffit de considérer un exemple parmi d’autres, ce qu’était le cinéma français dans les années 1970 et ce qu’il est maintenant (même si toutes les époques ont eu leur lot de productions indigentes), pour prendre la mesure du phénomène. Le reste est à l’avenant. Qu’au pays de Bergson et de Valéry on en soit venu à considérer Michel Onfray et Raphaël Enthoven comme des penseurs du premier rang en dit long.
Est-il si difficile d’admettre que l’Occident a joué son rôle dans l’histoire du monde et que son destin est à présent de devenir un immense musée pour touristes venus d’autres continents ? On visitera Chambord comme le Machu-Picchu, en se demandant comment cela put être construit. Peut-être existait-il un autre pacte, entre l’Occident et cette fois la liberté, de penser, de se conduire. Il l’a fait goûter au monde mais, cela fait, lui a tourné le dos en enfantant les pires dictatures, dont le poison continue d’agir. Il suffit de voir à quelle vitesse les libertés publiques se sont effondrées (de surcroît sous les applaudissements de ceux qui glorifiaient le combat de Nelson Mandela, à l’autre bout de la planète, mais se sont accommodés d’un apartheid sanitaire dans leur propre pays) face à un virus pas spécialement méchant pour comprendre que ce pacte est rompu. La civilisation qui a promu, puis érigé en valeurs cardinales, l’individu, la liberté, le libre-examen, et qui s’est achevée sur cette négation générale de tous ces principes que furent la Shoah et le communisme est une civilisation morte mais qui ne le sait pas encore, un poulet décapité continuant à courir, à battre des ailes et à acheter des smartphones.
Le paradoxe a été souligné à l’envi : le processus d’extermination planifiée des Juifs n’a pas eu lieu au fond des steppes arriérées de Russie ou des déserts de l’islam, mais – de façon à la fois parfaitement nette et incompréhensible rationnellement – dans et autour du pays qui incarnait la fine pointe de la civilisation européenne, un pays où les humanités furent plus à l’honneur qu’elles ne le furent jamais depuis la Renaissance.
Gilles Banderier
Philosophe et historien des idées, Pierre André Taguieff est directeur de recherches au CNRS. Il a publié plus d’une cinquantaine de livres.
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