Le reste c’est la suite, Sarah Kéryna (par Murielle Compère-Demarcy)
Le reste c’est la suite, Sarah Kéryna, éditions Les Presses du réel, octobre 2020, 88 pages, 10 €
La temporalité équivoque du titre colle à la réalité aléatoire et parfois traumatisante du réel contemporain. « Le reste c’est la suite »… comme une façon de dire que tout change et passe et que l’important qui ne l’est pas est sans cesse différé, temporisé ou, si l’on se place du point de vue des tragiques attentats terroristes qui ont frappé la société ces dernières années, une façon de rappeler que ce qui compte, du moins « le reste » est dans « la suite » des événements traumatiques (période post-traumatique). Le flux et le tempo des textes instantanés qui composent ce recueil s’affirment et nous emportent dans le même élan frénétique ou nerveux de ce qui court (nous dépasse/nous prend de court, accélère le palpitant de nos vies courantes).
À la lecture du livre de Sarah Kéryna nous serions tentés de scander, comme dans une action-réaction impulsive, voire compulsive, chaque poème ou leur corps désarticulé à l’intérieur, par la répétition à voix haute du titre Le reste c’est la suite, répété/martelé inlassablement à l’instar d’un leitmotiv obsédant dans le work in progress d’un ruban de Möbius poétique déroulé vertigineusement. Une transe du quotidien à hauteur de nos regards qui seraient ainsi mis en voix dans un boléro ravélien, et qui sublimerait nos peurs. Le reste c’est la suite comme une catharsis via le médium chamanique de la poésie, peut-être. Comme un envoûtement nous saisit, analogue à l’emprise d’un événement traumatisant sur le déroulé ordinaire de nos vies. « Seul le sommeil prend soin de moi », écrit Sarah Kéryna, comme si dormir recouvrait nos blessures. Comme si, malgré l’espoir, le seuil même était sol flottant qui se dérobe sous nos jambes ou n’offrirait d’autre perspective que lignes de fuite sans convergence envisageable (« (…) une variation du temps palpable à chaque minute, un seuil quelque part indécidable »). Comme si faire semblant, avancer dans le brouillard, finirait par secouer les fantômes de la mort et allait faire renaître des cendres des braises du désir, des braseros de la vie. Comme si circuler comme des zombies dans le noir du monde arrêté à ce point de bascule où tout s’est effondré, comme du sang trop lourd circulerait douloureusement dans nos veines, demeurait la première étape d’un retour à la vie possible, ou pas.
Spectacle des arbres calcinés, l’odeur des cendres
encore, un mois après, et les branches brûlées tordues
qui ont gardé la forme des bourrasques de vent.
Avoir un trajet pour concentrer les déplacements.
Comme s’il fallait chercher le rythme dans la perte des repères que provoque un attentat à la vie :
Monter descendre du trottoir, plusieurs fois
durant la journée
Tout – décor et événements – perd sens, dévoré par le « vortex » d’un temps déchirant, celui des traumatismes de l’après-terrorisme causé par les attentats. La douleur, capitale dans chaque poème qui évoque la déchirure indicible, rouvre les lèvres de la mémoire collective pour dire, là Charlie Hebdo
Le mercredi 7 janvier, il faisait très beau.
Au retour du marché, quand j’ai entendu à la radio
qu’on déplorait des morts au sein de la rédaction
de Charlie Hebdo
(…)
ici,
novembre 2016.
autre part,
C’est à l’été 2014, que le bruit des kalash
s’est rapproché.
Décapitations, crucifixions, enlèvements
de femmes, pillages, relayés en direct et
en continu.
Un été de fer et de sang.
C’est cet été-là que j’ai appris à nager avec un tuba.
De même qu’une photo est « une stase du regard », il est des rémanences insupportables qu’il faut que l’œil de la lucidité reprenne, travaille, décortique encore en des ressassements cathartiques – l’objet de l’Écrire comme crier, ici – n’est-il pas de hurler l’horreur englouti en soi faute de pouvoir déglutir ce qui dépasse le supportable, le Dire ?
Dans tous les cas la déambulation des corps la déambulation des cerveaux conduisent à une zone de zombification latente où s’engluent la société, ses citoyens, ses individus laissés en électrons libres autour de leur absence de réponse à des questionnements parfois essentiels. Dépossédés d’un sens à octroyer à nos existences si fragiles et fragilisées qu’un rien peut les emporter au point de bascule, nous sommes alors chevillés à « ces courts instants du crépuscule (…) un seuil quelquefois indécidable ». Et comment en est-on arrivé là ?
L’adhésion à un dispositif de terreur suppose
une série de ruptures qui amène un homme
à renoncer à la vie qu’il menait auparavant,
La métamorphose peut se réaliser vers le meilleur (« résilience », construction d’une nouvelle vie) comme elle peut faire basculer un individu dans le pire (par exemple, dans le terrorisme). Le pire qui peut paraître sans fin puisque, comme le signale le titre (Le reste c’est la suite) le monde s’il ne tourne pas bien, tourne en boucle, et sa spirale nous submerge par un flot étourdissant. Vortex d’un temps sériel qui nous emporte, balaye nos vies fragiles aussi facilement que la poussière ; où sous les ondes de choc de la violence criminelle et guerrière, « un soulèvement chaque jour écrasé » efface, un visage après un visage, un peu de l’humanité, dans le fracas insensé d’un sang blessé. Où va le monde ? Au gré du vent ? (« Le souffle du vent / soulève la terre, / charrie la poussière, / et porte les incendies »).
Mars encore et le sang.
Le mois des fous, des suicides, des attentats.
Richard Durn. Andréas Lubitz.
Mohammed Merah.
Il y a six ans aujourd’hui,
débutait la guerre en Syrie.
J’ai acheté des légumes.
Pour qui on va voter ?
Une onde de chocs,
des répliques.
Eau argentée, Retour à Homs, Haunted,
Our terrible country, en écho
cinématographique.
Un soulèvement chaque jour écrasé.
Printemps.
L’espoir que la vie va redémarrer un jour.
Une éternelle antichambre.
Nouée sur sa perte de sens la réalité s’accueille dans l’assemblement de ses fragments, et l’écriture fragmentaire/fragmentée ajointe des bribes qui du coup, par touches et fractales juxtaposées, déroulent en elles-mêmes un sens, celui de nos temps fracassés qui courent avec, en l’occurrence, « l’horizon syrien comme utopie concrète ». Le réel s’effrite (« Des mégalopoles fragmentés / Des temps dépareillés »). La réalité ressemble à un mauvais film (« Une absence d’issue politique / dans une société de plus en plus inégalitaire // La catastrophe climatique dans le / cinéma hollywoodien // (…) Une révolte qui dénie son caractère social : pour prendre la forme d’une guerre de religion » – le réel se déroule et s’écrit tel un mauvais film, inachevé, dont « le reste (ce qui reste), c’est la suite », scénarii tragiques abouchant au milieu des ruines « une séquence, (en) plusieurs épisodes, / des personnages récurrents » (« Série/ Syrie ») avec « des recruteurs sur internet ».
Il y a un an, Salah Abdelslam
était arrêté à Molenbeek.
La saison 2 de Daesh en Europe,
la saison 6 de la série en Syrie.
La parade serait peut-être de revenir à l’enfant blotti en nous, afin de panser les plaies des « enfants de la bombe, des catastrophes / de la menace qui gronde » ?
Ils s’aiment comme des enfants comme avant
la menace et les grands tourments
Peut-être…
Murielle Compère-Demarcy
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