Le Regard de Midi, LEE Seung-U
Le Regard de Midi, traduction du coréen CHOI Mikyung et Jean-Noël Juttet, mai 2014, 133 pages, 15 €
Ecrivain(s): Lee Seung-U Edition: Decrescenzo Editeurs
« Affirmer que j’allais là-bas pour une cure, était-ce dire la vérité ? Jusqu’à quel point était-ce vrai ? A quelle strate de la vérité cette affirmation appartenait-elle ? Etait-elle vraie pour tout le monde ? En tout cas, elle ne l’était pas pour moi. Ni pour ma mère. N’empêche que lorsque P. m’a demandé pourquoi je voulais y aller, j’ai répondu, pour faire une cure, et je n’ai pas éprouvé de remords ».
Partir pour trouver un nom et un visage. Le nom, le visage, le regard du père, et pour cela passer par la maladie et la douleur. Han le narrateur du roman de LEE Seung-U fait ce voyage armé de quelques lectures troublantes : Rilke, Gary, Kafka, et accompagné du bacille qui le colonise. Partir pour trouver ce qui l’empêche de marcher, une perte, un doute, un pressentiment, comme une frontière militaire qui sépare sa Corée de l’autre. Le Regard de Midi est un livre où le moindre geste, la moindre parole, l’acte de vie est saisi par ce tremblement, cette terreur souterraine, signe que la maladie fait son chemin. Tout y est gris, sombre, désespéré, même si par instants le narrateur laisse son regard s’illuminer par les éclats de la nature qui l’entoure.
« De temps à autre, je sortais me promener. Des pins pignons, émanait un parfum intense et apaisant. Le vent, cette main immense de la nature, caressait les arbres et les herbes, les oiseaux chantaient chacun de son timbre distinct, certains avant le lever du soleil, d’autres après son coucher. Un jour, au crépuscule, j’ai vu un lapin couleur de cendre sautiller comme pour épargner les herbes ».
Ecrire pour vérifier que l’on a toutes les raisons du monde d’exister, que celui à qui l’on doit la vie est bien réel, vivant, qu’il n’attend que cette rencontre pour retrouver la mémoire vive de sa jeunesse. Vérité du narrateur ou mensonge du roman ? Le Regard de Midi est cette recherche du père perdu, imaginé courant nu dans la forêt, deviné derrière les murs de la ferme Yonghwa, croisé dans un meeting électoral, senti dans la nuit. Han accumule les preuves de sa présence, il s’obstine, il veut l’entendre lui demander : pourquoi es-tu venu me trouver ?
« Je ne sais pas ce que ses antennes ont perçu et saisi. Sans se départir de son sourire, il a hoché la tête à plusieurs reprises pour acquiescer, mais à quoi ? J’ai tout de suite compris que son sourire, sa main tendue mais aussi ses hochements de tête n’étaient rien d’autre que des gestes, des tics où il n’y avait pas de cœur ».
Partir pour écrire sa destinée, se laisser prendre par l’ombre du château de K, tisser la toile qui va se refermer, se laisser entraîner par ses rêves et ses espoirs, se faire enfermer par un étrange ange noir au bras inerte pour ne pas troubler le jeu électoral de son père, LEE Seung-U construit un roman sombre, sec, peuplé de fantômes, terrifiant par instants, où l’on se demande si le narrateur n’a pas par surprise traversé la frontière militaire qui le sépare du Nord et de sa dictature.
« J’étais assis, seul, sur un canapé au cuir râpé par endroits, assez large pour accueillir trois personnes. Trois clous pointaient au mur au-dessus de ma tête, de vieux clous survivant à quelque fonction abolie. Devant moi, un téléviseur seize pouces, éteint, écran noir, et rien d’autre ».
Partir pour écrire sur un regard fuyant, un manque, une fuite, une douleur, tout est vrai, mais tout est comédie et tragédie, seul reste le bois de Chonnae, où le narrateur rêve de se perdre pour y retrouver l’homme nu qui court et le hante, et courir à son tour dans ce rêve insensé, mais P. son invisible amoureuse le sauvera en chanson : « Toi qui es né pour être aimé… »
Philippe Chauché
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