Le Prophète, Khalil Gibran
Le Prophète, mars 2017, trad. de l'arabe par Anne Wade Minkowski, Préface d’Adonis, 131 pages, 2,50 €
Ecrivain(s): Khalil Gibran Edition: Folio (Gallimard)
Quelle bonne idée que de republier en poche Folio ce texte des plus précieux et de le mettre ainsi à la portée de tous ! Quatre-vingts pages de sagesse et d’invitation à une relecture philosophique du monde et de l’être, encadrées en préface par une superbe présentation de l’œuvre par le poète Adonis et en postface par une analyse auteur/texte de la traductrice Anne Wade Minkowski dont il faut souligner l’excellent travail réalisé pour cette traduction nouvelle.
Une nouvelle traduction du Prophète de Khalil Gibran ? Pourquoi ? On dit parfois qu’un grand texte ne peut être épuisé par une traduction unique, si bonne soit-elle…
Le Prophète, personnage essentiel de l’œuvre, c’est Al-Mustafa, qui vit, dans la situation narrative initiale, depuis douze ans dans la ville d’Orphalèse, dans l’attente du retour du navire qui doit le ramener à son île natale.
Le récit commence à l’instant qu’apparaissent les voiles du navire attendu, et s’achève au moment qu’Al-Mustafa embarque et que son navire lève l’ancre. La scène initiale est théâtrale : le Prophète est debout au sommet d’une colline, scrutant l’horizon, lorsqu’il aperçoit le bateau. Il en descend lentement, plongé dans ses pensées, faites à la fois du regret de quitter ceux qui l’ont accueilli pendant tant d’années, et du désir nostalgique de rejoindre les siens. Dilemme bien connu de l’exilé…
Entre cette apparition sur un sommet, qu’on peut percevoir comme une théophanie, et le départ assimilable à une ascension, le Prophète parle.
Son premier discours, il l’adresse en pensée à ses compatriotes tout en effectuant solennellement sa descente, jusqu’au moment qu’il se retrouve au niveau de la foule qui s’est amassée aux portes de la ville à l’annonce de l’arrivée du navire, triste signal, pour tous, du départ imminent du sage.
Son deuxième discours s’adresse à l’ensemble des personnes rassemblées, sous la forme de réponses aux interpellations et aux questions successives des anciens, puis des prêtres et prêtresses, puis d’autres, anonymes, puis d’une voyante du nom d’al-Mitra dans une mise en scène messianique : le Prophète est ainsi interpellé en marche, entouré et accompagné par la foule, jusqu’à la grande place, devant le temple, lieu symbolique de jonction entre le sacré (templum) et le profane (agora). Le choix du lieu de cette deuxième harangue et des échanges qui la suivent situe ainsi les propos du Prophète dans un contexte intermédiaire entre le religieux et le civil, ce qui confère à leur locuteur le double statut de messager (justifiant le titre) et de maître en philosophie à l’image des philosophes du Lycée d’Athènes ou de l’Ecole péripatétique…
C’est là que se déroulent les échanges suivants, chacun d’entre eux ayant une structure similaire : une personne de l’assistance pose une question se rapportant généralement à un thème en relation avec sa corporation, son état, ou son statut social, et le Prophète y répond longuement par une série de versets poétiques.
Ainsi :
– La voyante et prêtresse Al-Mitra sur la question du Mariage, puis, bien plus tard, sur la Mort
– Une femme qui tenait un nouveau-né contre son sein au sujet des Enfants
– Un homme riche à propos du Don
– Un vieil aubergiste sur la Boisson et la Nourriture
– Un laboureur sur le thème du Travail
– Une femme sur la Joie et la Tristesse
– Un maçon sur les Maisons (ici Gibran met en opposition la notion de propriété qu’il présente comme égoïste, individualiste, de repli sur soi et sur la protection jalouse de biens matériels illusoires, et la liberté du nomade que rien ne retient ni n’entrave)
– Etc…
Autres sujets successivement introduits : le Vêtement, la Vente et l’Achat, le Crime et le Châtiment, les Lois, la Liberté, la Raison et la Passion, la Douleur, la Connaissance de Soi, l’Enseignement, l’Amitié, la Parole, le Temps, le Bien et le Mal, la Prière, le Plaisir (question posée par… un anachorète), la Beauté (question d’un poète), la Religion.
Cette mise en scène dramatique, dont la tonalité est marquée par la tension d’une fin d’exil, d’un départ imminent, d’adieux douloureux et qui prend la forme de répliques encadrées de didascalies réduites, d’un message poético-philosophique quasiment monologique, assure au personnage la stature, le statut, la grandeur sacerdotale de l’émissaire qui vient et s’en va après avoir délivré la parole de sagesse.
Quelques maximes, parmi les milliers que délivre le Prophète sur cette scène grandeur nature, dans ce décor olympien :
Cette belle conception du mariage :
Aimez-vous l’un l’autre, mais ne faites pas de l’amour un carcan :
Qu’il soit plutôt mer mouvante entre les rives de vos âmes.
Remplissez chacun la coupe de l’autre, mais ne buvez pas à la même.
[…]
Et dressez-vous ensemble, mais pas trop près l’un de l’autre :
Car les piliers du temple se dressent séparément,
Et le chêne et le cyprès ne peuvent croître dans leur ombre mutuelle.
A propos de la dualité Joie et Tristesse :
Certains parmi vous disent : « La joie est plus grande que la tristesse » et d’autres disent : « Non, c’est la tristesse qui est la plus grande ».
Moi je vous dis qu’elles sont inséparables.
Elles viennent ensemble, et si l’une est assise avec vous, à votre table, rappelez-vous que l’autre est endormie sur votre lit.
Sur le Vêtement, ces paroles à mettre en lien avec la brûlante actualité du débat sur le voile :
Vos vêtements dissimulent une grande part de votre beauté. Ils ne peuvent cacher ce qui n’est pas beau.
Bien qu’en eux vous recherchiez la liberté de votre intimité, il se peut que vous y trouviez aussi un harnais et une chaîne.
C’est la peau plus nue et moins parée que je voudrais vous voir aller à la rencontre du soleil et du vent.
Car le souffle vital est dans le rayonnement du soleil et la main de la vie est dans le vent.
Sur La Connaissance de soi :
Ne dites pas : « J’ai trouvé la Vérité », mais plutôt : « J’ai trouvé une Vérité ».
Ne dites pas : « J’ai trouvé le chemin de l’âme ». Dites plutôt : « J’ai rencontré l’âme marchant sur mon chemin ».
Pour conclure cette modeste présentation d’un message d’une profondeur et d’une portée aussi sublimes, il convient de s’adresser au lecteur parvenant à la fin de l’ouvrage de la même façon que le fait Al-Mustafa à la fin de sa harangue :
Adieu, gens d’Orphalèse.
Ce jour a pris fin.
Il se referme sur nous tel le nénuphar sur son lendemain.
Ce qui nous a été donné ici, nous le garderons.
Puissent en effet garder en eux et mettre en œuvre ne serait-ce qu’une infime part de cette infinie sagesse tous ceux à qui il sera donné d’en prendre connaissance !
Patryck Froissart
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