Le procès de la chair, Essai contre les nouveaux puritains, David Haziza (par Guy Donikian)
Le procès de la chair, Essai contre les nouveaux puritains, David Haziza, janvier 2022, 256 pages, 20 €
Edition: GrassetLe sous-titre dit clairement la volonté de l’auteur : ce texte veut démonter les mécanismes qui ont abouti à un nouveau puritanisme dans le contexte actuel de la cancel culture, où paradoxalement tout semble aller de soi, où le permissif serait la règle, dans un monde soumis à l’image qui « offre » aux plus jeunes les images les plus dégradantes et les plus violentes.
C’est pourtant bien un puritanisme qui s’est mis en place sous le couvert d’un rapport « sain » au monde. « Cinq siècles ont passé, et chacun croit plus que jamais, procureur et juré, échapper à sa propre chair par son zèle à la condamner. La chair dont on jouit, et celle que l’on mange, celle que l’on tient de ses aïeux et que l’on transmet à ses enfants, est en effet à nouveau au banc des accusés. Nos sens sont bridés et l’animal que nous sommes soumis à un dressage dont la fin n’est plus de dompter le désir mais de l’annuler ». Ce sont là les phrases introductives de David Haziza qui ajoute que « le monde confiné dans lequel nous vivons désormais n’est pas seulement triste et claustrophobique : il est surtout insipide ».
Insipide, notre monde l’est selon Haziza dans notre rapport nouveau à la violence, ou plutôt dans l’absence de rapport à la violence : « Nous avons oublié que le monde dans lequel nous sommes nés avait été bâti par des gens de vingt à trente ans convaincus qu’ils mourraient à soixante ou avant, en tout cas convaincus qu’ils mourraient un jour, l’ayant accepté, dans l’intervalle, à vivre intensément. Nous vivons plus longtemps qu’eux, mais d’une existence aussi morne que confortable ». Cette existence morne et confortable exige de chacun un refus de la violence, éloignant ainsi de nos consciences l’idée d’une violence fondatrice tant pour nos sociétés que pour chaque être, et nos vies s’auréolent d’une mièvrerie qui va entacher différents aspects du quotidien.
« La montée de la neutralité est corrélée à l’aplatissement des corps sous les coups de la technique ». La neutralité consiste selon l’auteur à annihiler toute convocation à la violence, et la jeune génération américaine, « déjà neutralisée, hostile à la pénétration du territoire d’autrui, mais d’une hostilité qu’elle s’efforcerait de ramener, par esprit de pénitence, à son intimité et à son quotidien ». Le monde s’aseptise dans un souci sécuritaire qui renforce sa neutralité, et c’est en toute bonne foi que chacun se contraint à une mièvrerie qui gangrène nos quotidiens, une « mièvrerie technologique » selon l’expression de l’auteur. Et c’est à ce titre que nous accordons désormais une place démesurée à la sécurité, inquiets que nous sommes de la moindre anicroche dans nos vies bien assagies.
Une neutralité donc, dont l’auteur affirme que « l’on ne comprendra jamais rien à l’éruption de la neutralité sans avoir pris en considération toutes ces abdications du corps, anorexie, obésité et régimes, uniformisation des sourires, lingerie désodorisée, chirurgie esthétique, voire anal bleaching… ». C’est une discipline qui asservit nos corps, qui vise à, non pas libérer nos vies, mais à les asservir au nom d’une liberté qui entrave plus qu’elle ne libère, et on peut ainsi remonter à quelques décennies pour voir que l’Amérique du Code Hays triomphe ainsi de la licence et de la luxure hollywoodiens ; l’Amérique policée de l’âpreté du cow-boy.
Subordonner le corps à la raison, tel est le processus engagé réellement par ce souci de neutralité, la sexualité ne pouvant à l’évidence pas échapper à ce long travail de sape. Aseptiser, subordonner les corps, rendre les mouvements socialement acceptables, annihiler l’agressivité de la libido, telles sont les marques de la neutralité, et le mouvement « MeToo » n’échappe pas à la règle. « MeToo n’est à mes yeux que le plus récent avatar d’un long procès qui veut changer l’homme en matériel humain et en effectif, normer ce qui devrait échapper au contrôle et à la technique ». Ainsi MeToo n’est finalement pour l’auteur qu’une nouvelle forme de discipline, le procès en règle de l’amour et de la chair.
Cet essai, brillant, nous alerte sur les dérives d’une morale, devrait-on là encore invoquer la « moraline », qui affadit nos vies, neutralise tout ce qui rappellerait agressivité et violences fondatrices. Mais sa lecture peut aussi conduire à une forme d’optimisme, dès lors que la démonstration est efficiente.
Guy Donikian
David Haziza, docteur en littérature française, a notamment publié, en 2017, Talisman sur ton cœur (Cerf).
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