Le pouvoir du chien, Thomas Savage
Le pouvoir du chien, Belfond Vintage, traduit de l’américain par Pierre Furlan, postface d’Annie Proulx, novembre 2014, 384 pages, 19,00 €
Ecrivain(s): Thomas Savage Edition: Belfond
Le Montana est un Etat de l’ouest des États-Unis bordé à l’est par les Grandes Plaines et à l’ouest par les Montagnes Rocheuses. Le climat est extrêmement rude particulièrement en hiver, l’isolement quasi total et les paysages si démesurés que c’est au Montana que survit encore à l’heure actuelle le mythe de l’Ouest américain. La nature omniprésente et grandiose, l’histoire de cet Etat aussi grand que la France où la découverte de gisements d’or dans les années 1850 déclencha la fameuse ruée de prospecteurs, le souvenir de la victoire des Sioux face au général Custer à la bataille de Little Big Horn, l’arrivée massive de colons, agriculteurs ou éleveurs de bétail en réponse au Homestead Act (loi de propriété fermière) de 1916, et le développement d’immenses ranchs sont autant d’éléments qui excitèrent l’imagination de nombreux écrivains aujourd’hui regroupés, à tort ou à raison selon les spécialistes, sous l’appellation de « l’école du Montana ». Une mouvance où l’on trouvera, à titre d’exemple, des auteurs comme Rick Bass (Le Ciel, les étoiles, le monde sauvage, aux éditions Christian Bourgois), Norman Maclean (La rivière du sixième jour, aux éditions Rivages poche), Jim Harrison (Légendes d’automne aux éditions 10-18) et bien entendu Thomas Savage dont le roman Le pouvoir du chien publié en 1967 est devenu avec les années une référence littéraire.
Du Montana, Thomas Savage sait décrire non seulement la beauté de la nature, la vie et le quotidien des éleveurs de bétail, mais surtout scruter le cœur des hommes qui y vivent. Cette dimension psychologique omniprésente dans son ouvrage, le rythme lent du récit, font du roman Le pouvoir duchien un objet littéraire distinct du genre « western ».
L’action du roman se déroule en 1924, à une époque où les traditions subissent de plein fouet le choc de la modernité. L’électricité, la voiture, le besoin de consommer de nouveaux produits, la presse, l’industrie cinématographique, viennent bousculer et déstabiliser un mode de vie qui semblait jusqu’alors voué dans cette contrée sauvage à ne jamais disparaître. La nature et ses habitants changent. Leurs habitudes aussi. Les grands espaces se trouvent découpés par des barrières rudimentaires dites « barrière des mormons », faites de fils de fer barbelés, que les fermiers dressent un peu partout pour protéger leurs cultures du passage dévastateur des chevaux et des troupeaux de vaches. Les Indiens, quant à eux, sont maintenant parqués dans des réserves.
Les frères Burbank, âgés d’une quarantaine d’années, héritiers du plus gros et prospère ranch du sud-ouest du Montana ne sont pas des éleveurs rustres et incultes. Tous les deux ont fait des études, brillantes pour l’aîné Phil, beaucoup plus modestes pour le cadet George. Célibataires endurcis, ils se partagent curieusement les rôles dans la gestion du domaine, Phil, le lettré, s’occupant principalement de l’élevage du troupeau, de la fécondation en passant par la castration jusqu’à la vente des bêtes, dirigeant avec compétence et fermeté les cow-boys, les aides et la main-d’œuvre saisonnière, George, le laborieux, assurant la comptabilité et l’ensemble des tâches administratives et financières.
Opposés intellectuellement et physiquement, l’aîné semblant avoir reçu à la naissance un maximum de dons, tandis que le cadet apparaît comme effacé et routinier, l’équilibre dans leur relation est maintenu tant que chacun reste dans son savoir-faire et n’empiète pas sur les prérogatives de l’autre. Frères et associés, indissociables en apparence. Pourtant, on comprend très vite que celui qui détient un réel pouvoir sur l’avenir du ranch est Phil qui veille à ce que les choses restent en l’état et maintient son frère sous sa coupe. Une volonté de puissance qui s’étend à tous ceux qu’il croise sur sa route. Une volonté soutenue par un profond mépris de l’humanité dans son ensemble, une haine de la différence, un refus hautain et catégorique de se soumettre au changement, hors certaines infimes concessions. Intelligent, caustique, mais aussi raciste et homophobe, il jauge chacun en un éclair, repère immédiatement la faille chez l’autre qu’il pourra exploiter pour sa satisfaction personnelle en le rabaissant.
Absence de scrupules et de compassion, égoïsme, orgueil et combativité, sadisme, le portrait de Phil prend forme au fur et à mesure de l’avancée du roman jusqu’à devenir une mise en perspective concrète d’une personnalité perverse. Viril et brutal, au comportement complexe et à multiples facettes, il entretient une apparence négligée, celle qui correspond le mieux dans son esprit à l’image d’un vrai cow-boy. Et lorsque son frère tombe amoureux de Rose, la veuve du docteur Gordon que Phil a ridiculisé et poussé au suicide en le traitant d’ivrogne, on assiste médusé à l’extrême habileté du stratagème grâce auquel il tente de détruire le couple en déstabilisant cette femme fragile, pour ensuite s’attaquer à son fils Peter, né de son premier mariage, un jeune garçon solitaire, secret et légèrement efféminé. Phil le baptisera Mademoiselle Mignonnette.
« Oui, le garçon parlait à la tablée de six, et oui, il zozotait un peu comme les chochottes que Phil avait entendues, et il avait une façon à lui de goûter ses propres paroles. Bon, il y a des gens qui peuvent s’entendre avec eux, de même qu’il y a des gens qui peuvent s’entendre avec des Juifs ou avec des négros, mais ça les regarde. Phil lui, ne pouvait pas les supporter » (p.83).
Seuls rescapés de cette haine du genre humain, les jeunes vachers pour lesquels Phil garde une vraie tendresse. La raison de cette exception, de ce traitement de faveur, est à chercher dans le souvenir précieux qu’il garde d’un cow-boy « d’autrefois », un dénommé Bronco Henry qu’il a connu dans sa jeunesse. Personnage-clé du récit dont Thomas Savage ne distillera qu’avec parcimonie quelques informations, mais dont on saisit l’influence déterminante qu’il aura très tôt sur le destin et le comportement de Phil.
Ainsi, trente ans avant la publication de la célèbre nouvelle Brokeback Moutain d’Annie Proulx qui postface cette réédition par les éditions Belfond du Pouvoir du chien, Thomas Savage ose s’attaquer au mythe de l’Ouest en suggérant l’homosexualité refoulée de son personnage principal.
« Mais Phil savait, Dieu en est témoin, il savait parfaitement ce que c’est d’être un paria, et il avait détesté le monde par crainte que le monde ne le déteste en premier » (p.340).
Le jeu pervers de séduction qui s’installe entre Phil et le jeune Peter, écrit tout en finesse et en nuances, est un véritable morceau d’anthologie. Quant au dénouement final, que mille petits détails parsemés dans les chapitres précédents viennent éclairer, il vous laissera le souffle coupé.
Un roman époustouflant qui monte en tension de manière inexorable, et un récit inoubliable parce que Phil est le genre de héros que l’on est incapable d’oublier.
Catherine Dutigny/Elsa
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