Potentiel du sinistre, Thomas Coppey
Potentiel du sinistre, février 2013, 215 pages, 19 €
Ecrivain(s): Thomas Coppey Edition: Actes Sud
Les romans décrivant le monde du travail, ses rouages implacables, les douleurs innombrables engendrées par les fermetures de sites, les restructurations à répétition, se multiplient dans la littérature française. C’est un signe de vitalité et de lucidité. Dans ce courant de la description sociale et aussi sociologique s’inscrit le roman de Thomas Coppey, Potentiel du sinistre, d’ores et déjà très prometteur.
Chanard, le personnage principal du roman est ingénieur financier. Il est dynamique, professionnel, compétent dans sa spécialité ; il ne manque donc pas l’entretien d’embauche du Groupe. C’est ainsi que se nomme l’entreprise qui va l’employer, comme pour en souligner le caractère anonyme et substituable. Chanard est marié à Cécile qui travaille pour la Société, autre nom générique donné à son employeur. Les collègues présentés à Chanard dès sa prise de fonction correspondent grosso modo à des archétypes de comportements :
Il y a Marwani, le recruteur, Vauthier, réalisateur des modèles de prévision et de restructuration, collègue célibataire et fragilisé par ce statut de solitaire, Préville, soutien technique des courtiers et des traders, et De Beer, polyvalente, et unique femme dans ce groupe. Très vite, Chanard s’impose comme un leader, un cadre supérieur aux compétences affirmées. Il est promis à un développement rapide et entre, après deux ans de présence, dans la catégorie des Talents, dont l’appartenance est très recherchée, valorisante, synonyme d’une ascension vers les sommets de la réussite. Chanard, après avoir assimilé la logomachie managériale, va intérioriser son cynisme en mettant au point, avec son équipe, un nouveau produit financier : les Cats-Bonds, obligations de catastrophes, produits destinés à couvrir les risques de catastrophes naturelles par des montages financiers spéculatifs et comportant des taux extrêmement rémunérateurs… Ainsi est évalué le potentiel du sinistre, d’où le titre de l’ouvrage.
Il y a, tout au long du roman de Thomas Coppey, toute une dissection des notions du management moderne, toute une radiographie de son vocabulaire. Ces observations, toujours pertinentes, aboutissent par exemple à dénoncer l’utilisation des indicateurs de performance, qui, sous couvert d’efficacité, transforment les salariés en mouchards : « Jusqu’à douze personnes, managers, collègues, et interlocuteurs directs envoient en ligne leurs commentaires écrits ou leurs réponses à des questions, concernant l’employé évalué. L’employé y répond aussi ».
A l’occasion de la mise au point de son produit, qui mise sur la survenance du pire, ce qui émeut un peu Chanard, ce dernier constate que cela n’effraie nullement les milieux dirigeants du Groupe. « Il (Chanard) sait que certains groupes réfléchissent déjà à une façon de renverser l’euro. Il comprend la part ludique du projet, certains vivent dans l’abstraction, c’est pure folie ».
Cette conduite, qui amène Chanard vers toujours plus d’implication, c’est-à-dire toujours plus de sacrifices, d’heures de travail le week-end, de vacances écourtées, le conduit, très progressivement, à une remise en cause du bien-fondé de ces impératifs managériaux. A l’occasion du départ de son épouse de la Société, pour cause de mise au placard après son retour de maternité, et surtout après le licenciement de son collègue Vauthier, convaincu de sous-performance continue par ses employeurs, Chanard prend ses distances avec le Groupe. Il bénéficie d’un congé de maladie et entreprend d’entrer dans la Structure, qui lui fait entrevoir un mieux-être, une santé mentale recouvrée s’il accepte de recourir à ses services.
On pressentira, peut-être, l’échec du personnage à s’affranchir des structures, des organisations, tant professionnelles que médicales. Il semble définitivement dépendant mais recouvre aux yeux du lecteur quelque humanité. Ce roman, bien construit, est écrit au style indirect, intégralement descriptif. Il n’y figure aucun dialogue direct entre les personnages, ces derniers étant intégralement rapportés. Cela n’enlève rien à l’intérêt du récit, dévastateur dans son efficacité, et résonnant comme un avertissement sans frais. Ce premier roman est largement réussi, il nous engage vers des pistes dont l’exploration doit être systématisée.
Stéphane Bret
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