Le « Portrait d’un jeune homme » de Rembrandt, Jan Six (par Gilles Banderier)
Le « Portrait d’un jeune homme » de Rembrandt, Jan Six, 160 pages, 20 €
Edition: Payot
Si différentes soient-elles (l’une s’inscrit dans l’espace, l’autre se déploie dans le temps), la peinture et la littérature ont en commun de susciter des querelles d’attribution. Mais les conséquences ne sont pas les mêmes : qu’un texte soit ou ne soit pas de Corneille, de Montesquieu ou de Zola n’a qu’un impact marginal. Tout au plus rend-il caducs les volumes d’Œuvres complètes publiés en Pléiade ou par d’autres grands éditeurs. En 1996, un chercheur américain avait proposé d’attribuer à Shakespeare un texte mineur connu de longue date, A Funeral Elegy (1612). Le débat s’était conclu par le rejet de cette hypothèse, mais avait permis (aurait-ce été le but ?) à Donald W. Foster de voir sa photographie dans les grands médias, posant en Hamlet, crâne en main et mortier sur la tête, obtenant ainsi un peu plus que le quart d’heure de célébrité promis à chacun, selon Warhol.
Rendant compte dans le Times Literary Supplement (5 juin 1987) de la biographie officielle de Bernard Berenson (de son vrai nom Bernhard Valvrojenski), le célèbre expert, Francis Haskell observait que « l’attribution de tableaux ou de dessins non signés ou mal documentés à leurs auteurs supposés – cause à laquelle Berenson a consacré (ou sacrifié, comme il le prétendait) ses grands talents – a été de plus en plus souvent jugée futile, voire indigne au cours des dernières années » (L’Amateur d’art, Librairie générale française, 1997, p.326). Il n’empêche : attribuer une toile à un grand maître plutôt qu’à un peintre obscur, ce n’est pas seulement rendre obsolètes les catalogues raisonnés : cela revient aussi (et surtout) à modifier la valeur marchande de l’œuvre. Il y a, dans les querelles d’attribution, quelque chose qui dépasse l’acribie érudite ou les chicaneries de spécialistes : la dimension d’une enquête policière. Certains romanciers l’ont compris, comme Robertson Davies qui, dans Les Anges rebelles, s’inspirait des tentatives faites par van Meegeren pour produire de faux Vermeer.
Comment attribue-t-on un tableau, sachant que, souvent, les maîtres anciens ne signaient pas leurs œuvres (la qualité artistique et la maîtrise technique tenaient lieu de signature) ? On peut s’en faire une idée grâce au livre de Jan Six. Celui-ci n’est pas romancier, mais marchand de tableaux à Amsterdam. Un de ses ancêtres, qui portait exactement le même nom, fut portraituré par Rembrandt en 1654. Quelques siècles plus tard, son descendant acquit (pas très cher) chez Christie’s un portrait, à peu près inconnu jusque-là. Les procédures d’attribution et d’authentification d’un tableau n’ont de nos jours plus grand-chose à voir avec le cérémonial de l’expertise qu’avait instauré Berenson. Même si l’intuition humaine n’est pas tout à fait rejetée dans les ténèbres extérieures, on comprend qu’on hésite à s’en remettre uniquement à elle, compte tenu des sommes en jeu. Attribuer une toile est devenue une affaire de technologie, avec l’emploi de méthodes d’investigations poussées. Cela étant, il est réconfortant – ou déprimant – que l’examen direct le plus simple (l’expert seul face à la toile) demeure encore décisif.
Gilles Banderier
Jan Six, spécialiste de la peinture hollandaise du « siècle d’or », dirige une galerie à Amsterdam.
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