Le poème musical
Une étude de Didier Ayres sur : Le Temps ouvre les yeux, Gérard Pfister, Editions Arfuyen, 2013, 12 €
Je me trouve devant ma page avec l’objectif de rendre compte de la troisième reprise de la lecture des poèmes de Gérard Pfister, parcours varié et appétant. J’ai pris le parti d’une courte étude de ces neuf grands chapitres composés chacun de distiques aventureux et spirituels, indexés uniquement par des chiffres, sans titres. Un détour indirect ici est utile pour la compréhension de ce que je veux dire. Et cela est rendu possible grâce au sous-titre du livre, Oratorio (sorte d’opéra sacré), qui souligne le destin que le poète espère à son livre. Et c’est très bien choisi de parler de musique au sujet de cette expérience patiente et originale et qui ne se perd pas dans la fonction d’un système formel, mais arrive à toucher tout le temps et produire un effet très intéressant.
D’ailleurs, je crois que le plaisir de lire une nouvelle fois ce livre m’autorise à dire que c’est peut-être plus à la musique instrumentale que lyrique, à quoi confine cette parole fragmentée et éparse, faite de petits bouts, de bris d’images et de sons, voire de mots cassés, un peu à la manière des pièces du « piano préparé » de Cage – ou à ses compositions pour jouet d’enfant. D’ailleurs, en ce sens, évoquer ici John Cage n’est pas innocent de ma part, car j’ai pris très au sérieux cet appel du poète à une vision silencieuse, diaprée, dont Cage a donné un exemple excellent avec sa pièce 4’33’’. Lire ce livre de Gérard Pfister permet d’atteindre cette extrémité. Extrémité claire et rigoureuse, propre à figurer une sorte d’avancée solitaire pas à pas – sorte de moment presque religieux – qui a pour fondement une espèce de déambulation contemplative, me semble-t-il.
Secondement, l’allusion par deux fois je crois, à l’ondiste, ce joueur d’ondes Martenot, ou encore à différentes reprises au langage musical (glissando…) permet d’étayer l’idée que c’est d’un poème musical dont il s’agit ici. Quelques mots du poète tout d’abord :
et plus
je cherche
dans les mots
les jours
moins
j’entends
le cri muet
immobile
On voit donc bien là, dans les premiers mots du poème, ce qui résonne dans l’ensemble du texte. Avec ce qui s’assemble au fur et à mesure autour de la musique évidemment, mais aussi grâce aux couleurs (beaucoup de bleu, la couleur du spirituel chez Kandinsky), à l’évocation du temps, et aussi parfois de la nature – ce qui me touche très particulièrement. J’ai même pensé à ce qui dans mon environnement est à l’état naturel et qu’il suffit en l’occurrence de dire pour faire exister, par exemple cette roue de chariot appuyée contre un mur qui n’existe dans le registre poétique que parce qu’elle est écrite. On ne quitte donc pas pour cela cette appartenance au registre platonicien, ce qui permet cette explication, qui est un dépli pour certains, que le poème contient et replie. On vague dans des concepts et des idées très charnus, et ce côtoiement infuse en soi, quand le poème se tient auprès de l’Autre, sinon l’enfant ou peut-être le regard bleuté de quelqu’un à qui se destine le poème. Et pour fermer le livre, le poète écrit :
ouvre les yeux / ton regard // ne m’a pas / quitté
Cependant le mystère demeure, un peu comme ce que l’on ressent dans la montée d’un cri du Cante Jondo qui viendrait en suspens en soi comme une interrogation vive, vitale et profonde. Et c’est ce suspens, ce contre-ut, d’ailleurs, cette marche du poète dans son poème, qui évoquent sans doute l’impression intérieure à quoi se prête le poète, qu’il traverse un paysage bleu ou qu’il marche dans la clarté du soir. Oui, il y a quelque chose d’aérien dans cette proposition artistique. Citons encore :
la nuit / est plantée // en son / milieu // d’un arbre / jaune
Ou encore :
les cerisiers / les saules les fougères // le houx / et déjà // tout bas / si l’on écoute // le chuchotis / de l’eau // entre les pierres / les herbes // qui coule / dans l’ombre // au premier plan / là // où tout se lèvera
Par ailleurs, je garde l’impression que cela commence incessamment, et recommence à chaque fois sous l’influence de la baguette du chef d’orchestre qui se lève, non pas pour une répétition mais pour faire le point d’orgue à la dilatation de la musique, de cette « musique géorgique » si je puis dire. Cela génère une re-création continuelle, et comme le dit le poème, le paysage est vide. Comme la musique est vide en un sens car faite de simples vibrations, de flux, comme la lumière, qui vient buter contre la chose qui est traduite musicalement. Nous sommes donc proches de la partition où l’on devine la matière par son double effet et reflet du monde intérieur, sa transcendance, transcendance de la matière qui serait inerte sans la main de l’artiste. Ce sont donc d’infimes incises successives, de petits bouts de miroirs où se reflète sa propre imagination, un peu comme ce que j’éprouve personnellement en écoutant des pièces pour piano de Schönberg, où pour ma part je vais tout entier livré à la géométrie et à l’absence, presque comme un artiste oriental, et qui surexcite la sensibilité. Encore quelques mots du poète si vous voulez bien :
le vide
ici la chaise
le lit
le rideau
ici le pain
l’assiette
Pour conclure, je redis comment l’on reste tendu dans l’interrogation sur le mystère qui fait le poème, avec la question brûlante que l’on trouve dans ce livre. Cette énigme un peu violente, dans une certaine mesure, à cause de la scansion complexe du poème, qui va jusqu’à scinder des mots, quitte à les renvoyer au distique suivant, relate, à mon avis, une position très neuve et presque radicale. On vague dans le temps suspendu des lignes qui deviennent invisibles et aériennes, pour le plaisir raffiné d’un oratorio blanc et neigeux.
Didier Ayres
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