Le plus et le moins, Erri De Luca
Le plus et le moins, mai 2016, trad. italien Danièle Valin, 208 pages, 14,50 €
Ecrivain(s): Erri de Luca Edition: GallimardChez De Luca, l’ancrage dans la réalité napolitaine ou ouvrière ou encore alpine est au cœur de nombre de ses ouvrages. Naples, comme Montedidio (honoré du Prix Médicis étranger 2002) ou Le jour avant le bonheur, l’ont montré avec brio et inventivité. L’alpiniste accompli a trouvé moyen d’illustrer l’univers de sa passion par le biais de la fable dans Le poids du papillon.
Depuis, des recueils de nouvelles ou de récits ont accompagné les soubresauts de la vie du Napolitain, finalement relaxé dans un sombre fait divers, d’où il est sorti grandi et prompt à affronter d’autres combats, plus intérieurs sans doute, comme le révèle le dernier opus, ensemble de 37 récits, suivis de trois poèmes, au titre singulier – qui en éclaire la portée, disons, hautement morale, Le plus et le moins.
Entre récits autobiographiques et autres histoires à portée symbolique, l’auteur napolitain, né en 1950, ayant longuement vécu au sceau des réalités parfois très sombres de son parcours, sent l’intense désir d’évoquer, en pages réalistes, nourries d’expériences diverses, ce que fut un certain passé. Passé lointain de l’enfance comme événements plus récents liés aux faits de mai 68, d’un passage douloureux dans la France de 1982. Sans oublier le passé tout proche, lorsque sa mère, ainsi, dut remplacer sa carte d’identité. Chez De Luca, l’intime, le noyau familial rejoint sans cesse les préoccupations communautaires et/ou collectives de la cité.
Sans doute l’auteur, aujourd’hui âgé de 66 ans, ressent-il d’une manière particulière ces diverses périodes de sa vie, dotées, selon son usage, du plus ou moins de la mémoire et du ressenti.
Qu’épingler de plus surprenant, au fil de ces récits, qui remontent avec fluidité le cours de l’existence ?Le pantalon long, le premier baiser de Un poids délicieux ou comment le jeune De Luca a quitté doucement l’enfance pour embrayer d’autres voies.
Naples et sa mère offrent peut-être les plus beaux moments d’une liste d’aventures personnelles que nous conte Erri. Aussi s’attache-t-il, dans l’un de ces épisodes, à nous narrer le choix de ce prénom, italianisé et anglicisé tout à la fois, sur la base de Harry, devenu son prénom rare. Même vue de Torino, Naples est encore entachée d’un mépris certain : « On ne loue pas aux Napolitains » résonne comme une sombre remémoration des usages à l’égard des méridionaux. Education ischitaine, ou l’art de rameuter, autour de la belle petite île Ischia, la pêche aux merveilles, non seulement l’art de pêcher, mais encore l’atmosphère unique de la jeunesse, des amis, et la gravité des rappels, quand bien plus tard l’apnée causa la mort de l’ami cher.
La mère illumine ces brefs récits : derrière l’épaule (pour singer notre chère Sagan), la figure de la mère suscite des descriptions d’un néo-réalisme vibrant. Pas d’âge pour elle, pas de rides au cœur, et une santé à faire blêmir tant de valétudinaires, vieillards ou pas. Le renouvellement de la carte, son anniversaire donnent lieu à de belles séquences empreintes de force, d’émotion, et dotées de ce goût de l’histoire commune et partageable.
Le récit de ce Noël 82, parisien et amer – Erri était ouvrier – montre combien la solidarité entre migrants peut jouer avec efficacité et affection son rôle. Une excellente confusion est une perle qui éclaire ce monde outragé, où l’égalité souffre, et la fraternité, ici reconquise.
Plus sombre, forcément, cette ville découverte sous les feux de la guerre, Belgrade, 1999, sous l’alarme, à pied, laisse des traces indélébiles au marcheur rompu à l’escalade à main nue des réalités.
Rome n’est pas en reste dans ce tableau fidèle de ce qui fut vécu : les bistros romains ont-ils encore dans leur ventre autant de fidèles mémoires tissées de « chiens, de canaris, de vieilles femmes (venant) s’asseoir l’après-midi pour bavarder, donner un coup de main » ?
Une infinie tendresse traverse ces pages : celle d’un être qui s’est donné entier au monde, pour en décrire les aspérités, les fidèles attaches, filiales ou locales.
Un beau livre, de ferveur et d’hommage à toutes les âmes ouvrières, par quelqu’un qui lit la Bible sans croire. Et ce, tous les jours qui s’écrivent.
Philippe Leuckx
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