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Le Plein Silence, Marion Muller-Colard (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel le 12.10.18 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Le Plein Silence, Marion Muller-Colard, Editions Labor et Fides (Genève), mars 2018, Aquarelles de Francine Carrillo, 88 pages, 16 €

Le Plein Silence, Marion Muller-Colard (par Marc Wetzel)

 

Tout ici, dans ce recueil, est fin, utile et juste :

 

« Dans le silence et la douce ivresse du jeûne

il semble que ma vie

petit hérisson farouche

que je n’avais plus vu apparaître depuis si longtemps

trottine gaiement vers moi

et c’est une fête de retrouvailles » (p.46)

Une jeune théologienne protestante (comblée de dons, d’opportunités et de bienfaits) choisit périlleusement d’effectuer une retraite toute incongrue pour elle (chez des Jésuites de Chartreuse !) et âpre (la semaine d’exercices de Saint-Ignace dans le jeûne et le silence !). C’est ce que Marion Muller-Colard restitue, gravement et drôlement, dans ce Plein Silence : avouant d’emblée ce qu’elle y cherche, et nous en confiant la difficulté de principe :

 

« Le problème est

que je suis le Pharaon de mon corps

J’ai toujours considéré

qu’il était au service de ma volonté

comme un esclave à peine domestiqué

C’est tout juste

si je ne l’accroche pas sur un cintre

lorsque je m’apprête à dormir

Le problème est

que j’ai cru nécessaire

d’être première

de toutes les classes

y compris à l’école de Saint-Ignace

y compris à l’école du jeûne

Le problème est

que l’élève perfectionniste

aborde cette retraite

comme une performance de plus

et se lamente

d’être nulle en jeûne

Bêtement je ressuscite

le Dieu instituteur

à qui il va falloir présenter

un billet d’excuse :

“Trop épuisée

pour faire

ses exercices spirituels”

en tâchant d’imiter

la signature

de Saint-Ignace » (p.75)

 

Jeûne et silence ont pour une âme fervente fonction bien claire : pour goûter à l’éventuelle nourriture infinie (= pour que la provende surnaturelle nous devienne goûteuse), il faut, par contraste, tarir la circulation de la finie en nos chers boyaux ; de même, pour intercepter (= deviner quelque chose du bruissement propre de) la possible Parole infinie, il convient de faire en nous, à l’égard de la finie, le grand chut, le plein silence. Une merveilleuse image le dit ici :

 

« Le mois dernier

mes fils

au zoo de Barcelone

ont vu une tortue des Galápagos

accourir vers eux

c’est-à-dire avancer à raison d’un mètre

toutes les cinq minutes (…)

La tortue du zoo

mes fils l’ont baptisée

du nom d’Usain Bolt

Pourquoi ?

Parce qu’ils percevaient bien

que la brave dame tortue

était à sa vitesse de pointe

Je suis à ma vitesse de pointe »(p.72)

 

Le vide de la bouche mutique et celui des viscères filtrant et malaxant en vain les repas sautés révèlent le jusqu’ici inaperçu gargouillis du cœur nul. Le cœur (au sens de Pascal), l’organe de l’ordre vivant, le chargé de deviner la teneur irradiante et la compatibilité cachée de réalités une à une invisibles et entre elles en conflit, s’éveille à lui-même au spectacle du rien qui le faisait battre :

 

« Je suis entièrement toucher

vue

et odorat

le goût et l’ouïe mis en veilleuse

ont généreusement transféré

leur intensité à leurs frères et sœurs (…)

Je sens le parfum des tisanes que boivent

mes complices

à l’autre bout de la pièce

tout le réel

est mis en huile essentielle » (p.64)

 

L’ardu pour notre auteur, ce n’est visiblement pas amour, ni miséricorde : elle suggère franchement que fraterniser ainsi (en charité) avec ceux qui ont faim, ceux qui n’ont pas délibérément, eux, le ventre vide, et pardonner à ceux dont la parole offensante n’était là que pour briser leur silence imposé – c’est aisé, quand la vie vous a fait réussir et vous a donné le privilège de la commenter. Mais le christianisme, comme religion d’humilité et d’abstinence véritable, voilà l’épreuve réelle pour cette quasi-professionnelle de la foi ; car les contradictions (qui blessent, et peut-être ridiculisent) apparaissent alors : l’ambition même de lutter contre son ambition, la richesse intérieure même qui fait vouloir s’appauvrir, voilà ce qu’on ne peut mener à bien sans d’autant se mettre à mal. Et, dit merveilleusement Marion Muller-Colard, Dieu en rit. Nos combats de charité et de pardon le trouvent sérieux, parce qu’il sait qu’ils le sont ; mais nos efforts d’humilité et de continence, il les trouve légitimement drôles (car, disait Simone Weil, il sait bien qu’il ne nous a donné, avec le moi à vaincre, qu’une idole imaginaire à abattre). Mais apprécierons-nous son sens de l’humour ?

 

« Il m’a fallu une semaine de silence

en des terres proches

de celles de mon enfance

une semaine de jeûne

en pays jésuite

sous la houlette de saint Ignace

de Loyola

pour saisir

ceci :

Dieu n’a d’yeux

que rieurs »(p.12)

 

Bien sûr, dans cet exercice, nous guettent logiquement le masochisme, la complaisance, la diversion, la bonne conscience : le croyant jeûne (comme dit quelque part Bertrand Vergely) pour se dépouiller de ce qui le prive de Dieu – mais comment savoir doser nos manque et manquement vrais ? Il barre l’accès de lui à tout ce qui n’est pas la plénitude, mais là aussi : comment ne pas récolter le rien quand on veut n’avoir semé que le tout ? D’autre part, un vicieux ressentiment contre la vie peut se cacher dans cette vertueuse indignation contre notre vie. Enfin, la grâce ne me nourrit au mieux que du principe de vie, là où la diète bien réelle me purge de la vie même (n’est-ce pas lâcher la proie du mal pour son ombre ?). Mais le seul combat ici porte sur la fin du sens de tout combat :

 

« Cette prise d’aïkido inversée

qui me relève là

où la faute m’avait mise à terre

“Si vous êtes venus souffrir”

a prévenu le premier soir la sœur

qui m’accompagne

“Si vous êtes venus souffrir

vous allez être déçus”

J’étais prête au combat

et je n’avais pas encore compris

que mon plus grand combat

consisterait à admettre

que le combat est déjà fini »(p.37)

 

Dans cette retraite, peu de sentiments (un peu de nostalgie quand la poète se souvient (p.52) que sa mère et elle-même, enfant, allaient, de nuit, couper au sécateur des bouts de haies variées du voisinage pour en confectionner de transgressifs bouquets ; un peu de gratitude amusée quand (p.23) la privation fixée réduit toute la gourmandise possible à quémander un rab de bouillon clair ; un peu de coupable regret quand son isolement (p.14) la révèle aussi aimable pour elle-même qu’une porte de prison…), mais, logiquement, les sentiments s’annulent quand, comme en ce lieu auto-retiré, les présences s’estompent, les valeurs vacillent, les engagements mêmes se confinent. Toute ascèse sérieuse ronge les tendances acquises, toute mutilation des ressources fait s’éloigner notre participation à leur monde, et l’exigence radicale de plénitude décline toute offre de totalités heureuses. Dans la retraite spirituelle, suggère l’auteure, nous coupons, comme infondée connivence, tous les fils jusque-là prudemment tendus de nous à l’être ou aux êtres : l’âme, décidément, y veut mieux que des sentiments !

 

« Le silence me libère des affinités électives

je ne cherche pas de connivence

J’apprends un amour qui se passe

d’informations (…)

Dans le monde agité

l’amour est conclusif : il se décide

après collecte de données

Ici c’est l’amour a priori

Aimer n’est pas connaître » (p.48-9)

 

Quand Saint-Paul dit magnifiquement que, Là-Haut, nous connaîtrons enfin comme nous avons été connus (et c’est le seul Paradis qui tienne), il faut entendre la sombre réciproque (seul Enfer, aussi, qui nous tienne) : que nous serons ignorés comme nous avons pu méconnaître ! Mais ici, dans cette retraite d’ici-bas, nous reconnaissons enfin notre tâche, comme nous pouvons à bon droit y délaisser et oublier notre rang :

 

« Tu ne peux pas être première

car ici

il n’y a pas de ligne d’arrivée »(p.79)

 

La chair d’un être à ce point désalourdi d’aliments et de mots se fait ténue, et comme transparente : elle nous laisse voir, en Marion, une âme d’exception comme elle a osé se regarder elle-même : se satisfaisant des seules miettes du Pain de Vie, et suspendant, patiemment, ce que la mort doit au mal :

 

« Le temps m’attend pour passer

comme quelqu’un qui me tiendrait la porte »(p.57)

 

Marc Wetzel

 

Marion Muller-Colard est une théologienne et écrivain française, née à Marseille en 1978. Elle est membre depuis peu du Comité consultatif national d’éthique. Elle a publié un roman (Prunelle de mes yeux), et un essai (L’autre Dieu). Ce Plein Silence est sa première œuvre poétique.

 

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A propos du rédacteur

Marc Wetzel

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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.