Le Plein Silence, Marion Muller-Colard (par Marc Wetzel)
Le Plein Silence, Marion Muller-Colard, Editions Labor et Fides (Genève), mars 2018, Aquarelles de Francine Carrillo, 88 pages, 16 €
Tout ici, dans ce recueil, est fin, utile et juste :
« Dans le silence et la douce ivresse du jeûne
il semble que ma vie
petit hérisson farouche
que je n’avais plus vu apparaître depuis si longtemps
trottine gaiement vers moi
et c’est une fête de retrouvailles » (p.46)
Une jeune théologienne protestante (comblée de dons, d’opportunités et de bienfaits) choisit périlleusement d’effectuer une retraite toute incongrue pour elle (chez des Jésuites de Chartreuse !) et âpre (la semaine d’exercices de Saint-Ignace dans le jeûne et le silence !). C’est ce que Marion Muller-Colard restitue, gravement et drôlement, dans ce Plein Silence : avouant d’emblée ce qu’elle y cherche, et nous en confiant la difficulté de principe :
« Le problème est
que je suis le Pharaon de mon corps
J’ai toujours considéré
qu’il était au service de ma volonté
comme un esclave à peine domestiqué
C’est tout juste
si je ne l’accroche pas sur un cintre
lorsque je m’apprête à dormir
Le problème est
que j’ai cru nécessaire
d’être première
de toutes les classes
y compris à l’école de Saint-Ignace
y compris à l’école du jeûne
Le problème est
que l’élève perfectionniste
aborde cette retraite
comme une performance de plus
et se lamente
d’être nulle en jeûne
Bêtement je ressuscite
le Dieu instituteur
à qui il va falloir présenter
un billet d’excuse :
“Trop épuisée
pour faire
ses exercices spirituels”
en tâchant d’imiter
la signature
de Saint-Ignace » (p.75)
Jeûne et silence ont pour une âme fervente fonction bien claire : pour goûter à l’éventuelle nourriture infinie (= pour que la provende surnaturelle nous devienne goûteuse), il faut, par contraste, tarir la circulation de la finie en nos chers boyaux ; de même, pour intercepter (= deviner quelque chose du bruissement propre de) la possible Parole infinie, il convient de faire en nous, à l’égard de la finie, le grand chut, le plein silence. Une merveilleuse image le dit ici :
« Le mois dernier
mes fils
au zoo de Barcelone
ont vu une tortue des Galápagos
accourir vers eux
c’est-à-dire avancer à raison d’un mètre
toutes les cinq minutes (…)
La tortue du zoo
mes fils l’ont baptisée
du nom d’Usain Bolt
Pourquoi ?
Parce qu’ils percevaient bien
que la brave dame tortue
était à sa vitesse de pointe
Je suis à ma vitesse de pointe »(p.72)
Le vide de la bouche mutique et celui des viscères filtrant et malaxant en vain les repas sautés révèlent le jusqu’ici inaperçu gargouillis du cœur nul. Le cœur (au sens de Pascal), l’organe de l’ordre vivant, le chargé de deviner la teneur irradiante et la compatibilité cachée de réalités une à une invisibles et entre elles en conflit, s’éveille à lui-même au spectacle du rien qui le faisait battre :
« Je suis entièrement toucher
vue
et odorat
le goût et l’ouïe mis en veilleuse
ont généreusement transféré
leur intensité à leurs frères et sœurs (…)
Je sens le parfum des tisanes que boivent
mes complices
à l’autre bout de la pièce
tout le réel
est mis en huile essentielle » (p.64)
L’ardu pour notre auteur, ce n’est visiblement pas amour, ni miséricorde : elle suggère franchement que fraterniser ainsi (en charité) avec ceux qui ont faim, ceux qui n’ont pas délibérément, eux, le ventre vide, et pardonner à ceux dont la parole offensante n’était là que pour briser leur silence imposé – c’est aisé, quand la vie vous a fait réussir et vous a donné le privilège de la commenter. Mais le christianisme, comme religion d’humilité et d’abstinence véritable, voilà l’épreuve réelle pour cette quasi-professionnelle de la foi ; car les contradictions (qui blessent, et peut-être ridiculisent) apparaissent alors : l’ambition même de lutter contre son ambition, la richesse intérieure même qui fait vouloir s’appauvrir, voilà ce qu’on ne peut mener à bien sans d’autant se mettre à mal. Et, dit merveilleusement Marion Muller-Colard, Dieu en rit. Nos combats de charité et de pardon le trouvent sérieux, parce qu’il sait qu’ils le sont ; mais nos efforts d’humilité et de continence, il les trouve légitimement drôles (car, disait Simone Weil, il sait bien qu’il ne nous a donné, avec le moi à vaincre, qu’une idole imaginaire à abattre). Mais apprécierons-nous son sens de l’humour ?
« Il m’a fallu une semaine de silence
en des terres proches
de celles de mon enfance
une semaine de jeûne
en pays jésuite
sous la houlette de saint Ignace
de Loyola
pour saisir
ceci :
Dieu n’a d’yeux
que rieurs »(p.12)
Bien sûr, dans cet exercice, nous guettent logiquement le masochisme, la complaisance, la diversion, la bonne conscience : le croyant jeûne (comme dit quelque part Bertrand Vergely) pour se dépouiller de ce qui le prive de Dieu – mais comment savoir doser nos manque et manquement vrais ? Il barre l’accès de lui à tout ce qui n’est pas la plénitude, mais là aussi : comment ne pas récolter le rien quand on veut n’avoir semé que le tout ? D’autre part, un vicieux ressentiment contre la vie peut se cacher dans cette vertueuse indignation contre notre vie. Enfin, la grâce ne me nourrit au mieux que du principe de vie, là où la diète bien réelle me purge de la vie même (n’est-ce pas lâcher la proie du mal pour son ombre ?). Mais le seul combat ici porte sur la fin du sens de tout combat :
« Cette prise d’aïkido inversée
qui me relève là
où la faute m’avait mise à terre
“Si vous êtes venus souffrir”
a prévenu le premier soir la sœur
qui m’accompagne
“Si vous êtes venus souffrir
vous allez être déçus”
J’étais prête au combat
et je n’avais pas encore compris
que mon plus grand combat
consisterait à admettre
que le combat est déjà fini »(p.37)
Dans cette retraite, peu de sentiments (un peu de nostalgie quand la poète se souvient (p.52) que sa mère et elle-même, enfant, allaient, de nuit, couper au sécateur des bouts de haies variées du voisinage pour en confectionner de transgressifs bouquets ; un peu de gratitude amusée quand (p.23) la privation fixée réduit toute la gourmandise possible à quémander un rab de bouillon clair ; un peu de coupable regret quand son isolement (p.14) la révèle aussi aimable pour elle-même qu’une porte de prison…), mais, logiquement, les sentiments s’annulent quand, comme en ce lieu auto-retiré, les présences s’estompent, les valeurs vacillent, les engagements mêmes se confinent. Toute ascèse sérieuse ronge les tendances acquises, toute mutilation des ressources fait s’éloigner notre participation à leur monde, et l’exigence radicale de plénitude décline toute offre de totalités heureuses. Dans la retraite spirituelle, suggère l’auteure, nous coupons, comme infondée connivence, tous les fils jusque-là prudemment tendus de nous à l’être ou aux êtres : l’âme, décidément, y veut mieux que des sentiments !
« Le silence me libère des affinités électives
je ne cherche pas de connivence
J’apprends un amour qui se passe
d’informations (…)
Dans le monde agité
l’amour est conclusif : il se décide
après collecte de données
Ici c’est l’amour a priori
Aimer n’est pas connaître » (p.48-9)
Quand Saint-Paul dit magnifiquement que, Là-Haut, nous connaîtrons enfin comme nous avons été connus (et c’est le seul Paradis qui tienne), il faut entendre la sombre réciproque (seul Enfer, aussi, qui nous tienne) : que nous serons ignorés comme nous avons pu méconnaître ! Mais ici, dans cette retraite d’ici-bas, nous reconnaissons enfin notre tâche, comme nous pouvons à bon droit y délaisser et oublier notre rang :
« Tu ne peux pas être première
car ici
il n’y a pas de ligne d’arrivée »(p.79)
La chair d’un être à ce point désalourdi d’aliments et de mots se fait ténue, et comme transparente : elle nous laisse voir, en Marion, une âme d’exception comme elle a osé se regarder elle-même : se satisfaisant des seules miettes du Pain de Vie, et suspendant, patiemment, ce que la mort doit au mal :
« Le temps m’attend pour passer
comme quelqu’un qui me tiendrait la porte »(p.57)
Marc Wetzel
Marion Muller-Colard est une théologienne et écrivain française, née à Marseille en 1978. Elle est membre depuis peu du Comité consultatif national d’éthique. Elle a publié un roman (Prunelle de mes yeux), et un essai (L’autre Dieu). Ce Plein Silence est sa première œuvre poétique.
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