Le Plaisir de lire des romans, Daniel Mortier (par Gilles Banderier)
Le Plaisir de lire des romans, Daniel Mortier, Classiques Garnier, 2023, 258 pages, 32 €
Edition: Classiques Garnier
À bien des égards, le roman est un genre littéraire paradoxal, ne serait-ce que dans la mesure où, apparu tardivement et plus ou moins méprisé pendant des siècles par rapport aux « grands » genres, aux genres nobles qu’étaient la tragédie et l’épopée, il a pris une revanche aussi éclatante qu’écrasante : à peu près tout ce qui se publie depuis un moment déjà sous l’appellation de « littérature » (en dehors, donc, des documentaires, des essais et des ouvrages pratiques) appartient au genre romanesque ; la poésie et le théâtre se trouvant, en dehors des classiques, réduits à la portion congrue. Non seulement le roman a remplacé les autres genres littéraires, à la manière d’une espèce invasive – animale ou végétale – qui supplanterait des espèces de longue date acclimatées, mais encore, comme le remarquait Bakhtine, le roman a annexé et phagocyté les autres genres littéraires. La Mort de Virgile en est un exemple magnifique, même si cette œuvre symphonique ne ressemble que de loin à ce qu’on appelle en général un roman.
La Chute de Camus est un long monologue, qui regarde parfois vers La Divine comédie (quel est le genre littéraire exact de l’œuvre de Dante ? Est-elle « seulement » un poème ?). Qu’y a-t-il de commun entre Les Frères Karamazov ou La Montagne magique et un roman de gare, sinon cette désignation générique de « roman » ? Dans le mépris feutré et l’indifférence parfaite des institutions littéraires, Gérard de Villiers fut durant des années un des écrivains français les plus vendus dans le monde et, probablement, le plus lu, personne n’achetant des SAS pour garnir ses étagères afin d’impressionner des visiteurs (ce seraient plutôt les volumes de la Pléiade qui serviraient pour la « montre », comme disait Montaigne).
Dans un entretien, le romancier espagnol Javier Cercas avait repris l’idée de Bakhtine, du roman qui absorbe les autres genres littéraires, en ajoutant qu’il s’agit d’un genre éminemment libre, n’obéissant pas aux contraintes multiples pesant sur l’épopée ou la tragédie classique. Existe-t-il un rapport souterrain entre le développement pléthorique, voire hégémonique, d’un genre caractérisé par la liberté qu’il offre et l’avènement de l’État moderne, toujours plus envahissant ?
Publié à titre posthume, le livre de Daniel Mortier (1947-2019), qui fut professeur de littérature générale et comparée à l’université de Rouen, constitue une tentative réussie d’examiner le roman au point de vue de son lecteur. Qu’est-ce qui pousse un individu à faire l’emplette d’un roman, sinon la recherche d’un plaisir et d’un divertissement ? Le succès planétaire du roman est-il dû au fait qu’il autorise une fuite de la réalité (mais comment expliquer alors le succès de Houellebecq et de ses épigones « déprimistes », telles Marion Messina ou Salomé Kiner ?) ? Les romans de gare (pour reprendre cet exemple en quelque sorte chimiquement pur, car exempt de toute considération « mondaine », aussi bien pour l’auteur que pour le lecteur) sont des produits de série qui offrent, en échange d’un débours modeste, un certain nombre de caractéristiques attendues et aussi prévisibles que si elles étaient fixées contractuellement (pour reprendre l’exemple des SAS : un érotisme calibré et une information géopolitique plutôt précise, à tel point que l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine lisait toujours ceux consacrés à un pays donné avant de s’y rendre). Nous nous trouvons en face d’un nouveau paradoxe : « Conçu pour divertir, le roman a été et est donc toujours discrédité dès lors que cette finalité paraissait ou paraît exclusive. Il devait et doit aussi informer, critiquer, révéler, ou surprendre » (p.35). Mais qui lirait Crime et châtiment ou Finnegan’s Wake pour l’information ou la surprise ? Effondrement éducatif oblige, une grande partie de l’archipel romanesque s’éloigne sans retour et seule une contrainte forte – un concours ou un programme scolaire – incite à y revenir, mais il n’est à ce moment-là plus guère question de plaisir.
Fruit d’une vie de lectures et de réflexion, brassant un matériel immense et virtuellement infini (rien ne dit qu’un exemple intéressant n’est pas tapi dans quelque roman baroque oublié), Le Plaisir de lire des romans abonde en idées intéressantes et en aperçus originaux (ainsi lorsque Daniel Mortier évoque la déception du lecteur confronté à l’adaptation cinématographique d’un roman ou le fossé entre le scientisme théorique de Zola et sa production romanesque).
Gilles Banderier
Daniel Mortier (1947-2019) fut professeur de littérature générale et comparée à l’université de Rouen.
- Vu : 698