Le piolet - L’Homme qui aimait les chiens, Leonardo Padura
L’Homme qui aimait les chiens, Leonardo Padura, traduit de l’espagnol (Cuba) par René Solis et Elena Zayas, Éditions Métailié, 2011 et 2013, 742 pp., 14 € (1ère publication en espagnol chez Tusquets Editores, Barcelone, 2009)
Une lecture est une aventure personnelle, sinon « à quoi bon ? »
Michel Host
« Il s’était battu pour créer un monde meilleur mais il n’avait réussi à semer autour de lui que la douleur, la mort et l’humiliation, quelle ironie du sort ! »
L. Padura
« Et les personnes, alors ? Est-ce que l’un d’eux a un jour pensé aux personnes ? Est-ce qu’on m’a demandé à moi, à Iván, si nous étions d’accord pour remettre à plus tard nos rêves, notre vie et tout le reste jusqu’à ce qu’ils partent en fumée… ? »
L. Padura
Le roman a été publié en France en 2011, dans l’Antiquité donc… Qu’importe ! Il est aussi un « récit haletant », selon la critique, ce qui est vrai mais trop court. Il est encore une page de notre l’histoire que le temps naufrage dans l’indifférence suscitée aujourd’hui par tout événement remontant à plus d’une semaine (1). L’histoire nous quitte et nous la quittons dès que l’occasion s’en présente : M. Vincent Peillon ne vient-il pas de déclarer obsolètes, nuls et non avenus les dix premiers siècles de celle que, naïvement sans doute, nous disions « de France » ? Nous faisons des efforts inouïs pour commémorer deux guerres mondiales qui firent ensemble cent millions de morts. C’est la mémoire qui flanche ! Alors, comment nous souvenir de la révolution de 1917, de l’histoire fanée de la défunte Union Soviétique, des pensées et actions de Lénine, Trotski, Plekhanov et Staline, lequel avait peu de pensées heureuses m’a-t-on dit ? Trente millions de victimes au bas mot… Demandons cet effort au lecteur de bonne volonté, il le conduira aux découvertes et aux plaisirs violents, et même cruels, du roman d’Histoire. Car l’Histoire est sans fond et nous pensons la connaître quand nous en avons seulement écouté la rumeur.
Leonardo Padura, romancier cubain prolifique et encore mal connu sous nos latitudes, nous initie au versant de l’existence de Lev Davidovitch Trotski, – connu d’abord pour avoir, comme Dieu, fait sortir l’armée rouge du chaos initial –, versant qui le mena des bagnes staliniens à ses exils successifs, turc, finlandais, parisien et mexicain, et à sa mort sous le coup de piolet de Ramón Mercader, dans son sanctuaire-forteresse de Coyoacán. On connaît la victime, l’assassin et le commanditaire de l’assassinat : on se dit alors : reposons l’ouvrage sur le rayon du libraire, nous savons tout cela ! Eh bien, on aurait grand tort : le livre nous dévoile les arcanes de la noirceur et de la beauté éclatante du crime, parce que son auteur, fin connaisseur m’a-t-il semblé des méandres du fleuve temporel, nous en fait pénétrer les secrets, la poisseuse pesanteur, les rouages précis du mécanisme criminel en politique, avec ses causes mais aussi ses conséquences humaines et inhumaines. Je ne verrais aucun inconvénient, bien au contraire, à ce qu’à la vision des chairs avachies et bedonnantes étalées en été sur nos plages on substituât la lecture de L’homme qui aimait les chiens.
Pour moi, je n’ai jamais pu venir à bout du Capital et Marx, je l’avoue, m’a beaucoup fatigué. De Lénine j’ai cru comprendre quelques lignes de son Que faire ?… Quant aux trotskistes, dont j’apprends aujourd’hui que nos ministères sont remplis, sous l’uniforme du repenti pour la plupart, ayant baigné dans les lessives adoucissantes du libéralisme profitable, de la banque et de l’ENA, je n’en ai vraiment rencontré que de trois sortes : les premiers, grands amateurs de montres de luxe, les collectionnaient il y a peu encore – on peut donc vouloir le bonheur et l’égalité avec le peuple, mais point trop n’en faut ! – ; de la deuxième catégorie sont ces jeunes gens bien sous tous rapports, vêtus de blousons-chevignontrès chics dans les années 90, qui vendaient la presse trotskiste à la sortie de leur collège du 5earrondissement avant d’« intégrer » à Henri IV ou à Louis-Le-Grand. Ils sont aujourd’hui installés aux avant-postes du journalisme de la gauche bourgeoise à nous pondre de beaux articles remplis de leurs ignorances ou de leurs préjugés, ou encore, assis derrière le bureau directorial de quelque banque d’affaires, à gérer les portefeuilles de leur ancien ennemi. De la troisième sorte : ceux et celles qui, à quelque endroit qu’ils officient, dans les médias notamment, appliquent avec plus ou moins de finesse la tactique que son « assesseur » et mentor inculque à Ramón Mercader : « C’est cela la tactique : non seulement éliminer l’ennemi, mais en plus le recouvrir de merde, de beaucoup de merde… » (p.597). Que l’on soit attentif et on les verra à l’œuvre chaque jour, à la radio, à la télévision faisant taire ou couvrant de leurs cris furieux celui, celle qui, ne fût-ce que sur une question, ne pense pas comme ils pensent qu’il convient de penser. Cela relève d’ailleurs d’une méthode consciente, apprise, que je vis en action dans les amphithéâtres de mai 68 ! Il arrive que retenus par le peu de goût du public pour les odeurs de latrines, ou même par l’idée de tolérance qu’ils ont prêchée sans cesse et dont ils couvrent leur intolérance (2), ils ne catapultent plus que les crottes desséchées de leurs lexiques idéologiques moribonds sur un public anonyme et anesthésié.
Le roman de Padura, construit de manière simple autant que savante, quoique parfois un brin répétitif, n’ennuie jamais, et pour cause : ses canaux, ses voies de circulation sont clairement tracés : sous la baguette du Narrateur, Iván Cárdenas Maturell (déguisé en jeune nouvelliste cubain réduit au silence et aux travaux de correcteur d’une revue vétérinaire), à travers les trois temps dont se compose le temps historique et romanesque, – passé, présent, et futur attendu, espéré, redouté… qu’on pardonne tant de simplicité d’esprit !… – se développent parallèlement l’existence de Lev Davidovitch Trotski, celle de Ramón Mercader, enfant de la bourgeoisie espagnole que Caridad, sa mère, humiliée par un mari aussi bourgeois que libidineusement répugnant, jettera dans le pur stalinisme et le crime, et celle encore de ce monde pris dans l’étau de la Guerre d’Espagne et des grands procès staliniens.
Mais d’abord, d’où vient le nom de « Troski » se substituant à celui de Lev Davidovitch ? Selon Padilla, Lev Davidovitch (que nous appellerons L.D.T.), l’aurait emprunté à l’un des gardiens du camp de prisonniers qui, compréhensif, lui fournissait l’encre et le papier, et qui, lorsque Staline pensa que Trotski lui serait plus utile en proscrit qu’en bagnard d’Alma-Ata, le laissa quitter sa prison en emportant ses principaux documents. Lisant, on devinera que ce gardien, aux yeux de L.D.T., représentait l’homme qui n’a pas laissé imprégner la totalité de son être personnel par l’idéologie et l’inhumain, un modèle de l’humain, par conséquent, que cet homme d’acier ne comprendra que tardivement, dans son combat : lorsque l’action lui était interdite, il écrivait sans cesse (une autobiographie, une Histoire de la Révolution…) et œuvrait à rassembler ses partisans – tâche de Pénélope –, pendant que ses ennemis réels ou suscités s’employaient à l’habiller en traître et à effacer son nom de l’Histoire et de la mémoire des hommes. Un fanatique ne peut éventuellement comprendre son fanatisme que s’il est lui-même menacé par d’autres fanatiques.
Durant son exil itinérant, L.D.T. s’emploiera encore à organiser un contre-procès afin de réhabiliter son nom, son action, ses partisans d’autrefois partout poursuivis et opprimés, condamnés, exécutés, et à révéler en quoi son ennemi Staline fut le véritable fossoyeur de l’idéal révolutionnaire. En quoi ce fossoyeur, « tsar déguisé en bolchevik », contamina et dévoya la révolution par l’inoculation d’un virus mortel, celui de sa propre peur, car il était conduit par la peur et la haine de ceux qui, le connaissant parfaitement, auraient pu dévoiler au peuple, au monde, ses manigances ; il les réduisit donc au silence, à la disparition, et avec eux tout espoir de voir s’instaurer une liberté démocratique pour les individus gouvernés par le système.
Dès lors, le roman de Padura se développe naturellement, puzzle romanesque dans le puzzle de l’Histoire. Les difficultés tiennent moins à sa construction par séquences « croisées » comparables à celles dont usa admirablement Claude Manceron dans son histoire des grandes figures de la révolution française (3), qu’au détail des dix identités différentes – des hétéronymes en somme – dont usent les petites mains des basses œuvres staliniennes selon qu’elles sont envoyées ici ou ailleurs, pour telle ou telle autre mission. Le personnage central est Ramón Mercader, fils de bourgeois d’abord égaré dans la Guerre d’Espagne, être léger que sa mère et aussi celle qu’il aime – África – réussiront à fanatiser comme elles le sont elles-mêmes, lui inculquant les fondements de la foi dans le marxisme-stalinisme et la dialectique de la lutte des classes comme seuls outils capables de lever la servitude des peuples de la terre. Elles pourront ensuite, avec l’aide des « assesseurs » et formateurs soviétiques, le conduire à l’assassinat. Et c’est là le vrai et profond sujet du romancier qui, revendique, lui, l’arme romanesque afin de « [s]e servir de l’histoire de l’assassinat de Trotski pour réfléchir à la perversion de la grande utopie du XXe siècle » (p.739). Parmi les épisodes concernant Mercader, celui de son passage dans l’école des agents secrets, assassins hyper-qualifiés, taupes et prête-noms en tous genres, est un grand moment dont certainement tous les romans d’espionnage anglais que je n’ai pas lus ont informé bien des lecteurs. On y verra fonctionner une entreprise de dépersonnalisation des futurs agents, et comment à un jeune homme de bonne éducation on apprend à tuer quand et qui on lui demande de tuer, et comment d’un Catalan on fait un Belge, non pas crédible ou vraisemblable, mais authentique. Comment ensuite on le fait dépositaire intransigeant d’une haine qui n’était pas la sienne. On souffrira ensuite avec lui de la longue patience qu’il faut avant de passer à l’action (une action que Staline seul commande). On verra de quelles ruses et stratagèmes sans aucun lien avec aucune sorte de morale il lui faut user pour approcher peu à peu sa cible, gagner sa confiance et en finir avec elle. Il sauvera sa vie de justesse, saura ne pas mourir dans les prisons mexicaines où il fait un long séjour avant de recevoir, à Moscou, les dernières gratifications du régime pour un dévouement qu’il désavouera sans pouvoir revenir sur ce qu’il voit enfin comme sa propre déshumanisation et l’instrumentalisation absurde de la seule chose qu’il ait jamais possédée, sa vie.
La Guerre d’Espagne est davantage que la toile de fond de l’évolution d’un personnage. Elle est le théâtre des opérations staliniennes secrètes sous les apparences de l’aide révolutionnaire généreuse, théâtre du crime à l’échelle mondiale où doit œuvrer l’Internationale perpétuellement évolutive, telle que la veut Trotski, qui n’est pas le dernier à reconnaître sa contribution à la perversion de l’utopie, notamment à travers l’épisode de la répression qu’il mena contre les marins révoltés de Kronstadt. Pour ce qui est de cette Guerre d’Espagne, elle est vue de Barcelone, par les yeux de Ramón Mercader, qui y assiste, sans trop s’inquiéter ni comprendre, à la décimation des anarchistes de la FAI (Federación Anarquista Ibérica) par les communistes du POUM (Partido Obrero de Unificación Marxista), et cela jusque dans les rangs combattants du front de guerre. Dans le terme « unificación » est condensé tout le projet stalinien, mais surtout trotskiste, de la révolution permanente en tous lieux de ce monde. La prise de la Centrale Téléphonique, l’assassinat d’Andrés Nin, dirigeant socialiste qui avait rejoint le POUM et n’avait trahi personne, sont des moments clés du combat, lui-même saisi dans les remous des procès faits en 1937 à Moscou aux chefs militaires, dont celui du maréchal Toukatchevsky. Tout cela jusqu’à ce que les hommes du POUM soient eux-mêmes déversés par Staline dans le ravin des détritus de son obscure politique. L’occasion sera donnée à Ramón Mercader, du temps où il était l’apprenti agent secret « Soldat 13 », d’assister, dans la Salle des Colonnes de la Maison des Syndicats, là où Pouchkine et Tolstoï avaient dansé, au procès des 21 accusés des péchés de trotskisme, de trahisons effarantes, de crimes de masse par empoisonnement et autres énormités arrachées par la menace et la torture… et jugés encore pour des crimes commis avant 1917, « alors que l’État qui allait les juger n’existait pas encore ». Aveux incroyables auxquels il faut seulement que le peuple ajoute foi, ce qui n’est pas la chose la plus difficile à obtenir. Il m’arrive de penser encore aux « armes de destruction massive » dont l’univers fut convaincu que certain dictateur oriental les possédait et allait s’en servir ! Leonardo Padura, né dans le sérail, est parfaitement informé et le 21e chapitre de son roman nous éclaire et nous stupéfie. Les Boukharine, les Rykov, et même un Iagoda, maître de la police politique, avouèrent de tels crimes, parfois « à genoux et en sanglotant », le premier s’humiliant et écrivant à Staline « qu’il n’éprouvait pour lui, pour le Parti et pour la cause, qu’un amour grandiose et infini, et qu’il lui faisait ses adieux en l’embrassant en pensée… ». On imagine à quels niveaux du néant le système stalinien était capable de réduire ceux qu’il tenait à éliminer. Ce grand brassage des ordures de l’Histoire, pour romanesque qu’il soit, contient assez de précisions et de vérités pour passionner le lecteur le moins averti.
Parallèlement, ou en contrepoint, l’histoire de L.D. Trotski se déroule, tragique, à Istanbul d’abord, où il trouve refuge sur les rives de la Mer de Marmara : sa maison y est dynamitée, ses ennemis communistes guidés par la calomnie stalinienne ne pensent qu’à le tuer sans se préoccuper du souhait du dictateur – parfois appelé « le petit père des peuples » ! –, qui est de le garder en vie tout le temps qu’il servira sa propagande. Il faut fuir, gagner la Finlande, puis la région parisienne avec femme et petits-enfants ; y trouver la protection d’autres partisans, mais aussi les calomnies des mêmes ennemis, l’insécurité permanente… Il faut sans cesse penser à rester ou à fuir, continuer à travailler dans cette instabilité, et comprendre que les protections, les amitiés restent soumises aux pressions diplomatiques auxquelles toutes ne résistent pas. C’est, au terme de la course, la ville de Mexico où « La Maison bleue » de Frida Kahlo et de Diego Rivera accueille le Proscrit, d’abord dans la joie, contre tout le communisme mexicain coalisé contre lui, puis dans la contrainte et la discorde. Il faut donc encore gagner un autre refuge : ce sera la maison du faubourg de Coyoacán, un fortin assiégé, gardé par de fidèles partisans armés jusqu’aux dents, où brûlent de pénétrer traîtres et assassins. André Breton y est reçu, que Frida détestera ainsi que tous les surréalistes parisiens ; on tentera de rédiger un Manifeste – une manie chez Breton ! – pour un art révolutionnaire indépendant, avec pour visée la refondation de l’art dégagé des exigences et censures d’un État proprement contre-révolutionnaire en ce qu’il trahit, au nom du pragmatisme, l’idéal de liberté qu’il est censé établir et soutenir jusque dans la société. Sur fond de procès moscovites (le sinistre procureur Vychinski est à la manœuvre), de trahisons, d’exécutions, s’ébauche une idylle entre le Proscrit vieillissant et la jeune Frida. L.D.T. reconnaîtra le ridicule et l’erreur. À la fin, Staline donne l’ordre d’en finir avec son pire ennemi. Le dernier acte de la tragédie commence. Le piolet s’abattra sur le crâne dégarni de L.D.T. qui, ayant survécu quelques heures aurait, selon son hagiographe de l’Encyclopédie Universalis, quitté ce monde bruyant et furieux sur ces paroles : « Dites-le à nos amis : je suis sûr de la victoire de la IVe Internationale ». Leonardo Padura ne va pas à cette extrémité de paranoïa ou d’ingénuité politique, mais offre une autre « sortie » au grand Proscrit, mêlant admirablement les ingrédients de l’Histoire et de la vie quotidienne des hommes et des femmes de ce temps-là. Il laisse entendre que la victime, involontairement, aurait préservé la vie de son assassin, et la chose paraît vraisemblable, cocasse et paradoxale. Le récit romanesque (les deux termes se conjuguent ici avec bonheur !) est haletant, prenant, et le suspense s’y soutient sans faiblir une seconde. Impossible de s’ennuyer à une pareille lecture sauf à ne vouloir rien savoir de nous-mêmes.
La mise en marche de la machine à assassiner est programmée depuis 1929. C’est ici qu’entre en scènel’homme qui aimait les chiens. Vieillissant, toujours accompagné d’un Noir maigre et discret qui veille sur sa personne et sur ses deux lévriers russes, des barzoïs élégants qu’il aime à voir courir sur la plage de Santa María del Mar, à La Havane. Il porte à la main un bandage dissimulant une mystérieuse blessure : le mystère de cette blessure ne sera levé, comme il se doit, qu’à la toute fin du roman. Le narrateur rencontre cet homme à cet endroit et à intervalles réguliers, ils conversent de choses et d’autres, l’un tentant de deviner l’autre, sa fonction passée et présente, ce qu’il tente de lui dire sans pouvoir être entièrement explicite… jusqu’à ce que des presque-évidences, des intuitions se fassent jour. En dire davantage ne m’est pas permis, car le romanesque ici prend forme dans une action dramatique montant à son paroxysme : dira-t-on qu’il s’agit d’une fiction ? Oui, sans doute, mais d’une impure fiction : l’Histoire y dépose ses faits avérés, la narration les contourne, les interroge. Nous sommes dans une pleine vraisemblance aristotélicienne, dans l’imagination plausible des choses et des hommes. L’histoire personnelle du narrateur est essentielle dans ce roman, car elle touche aux réalités cubaines post-révolutionnaires, elle inscrit un visage à la fois autre et identique du communisme. C’est le temps où, à Cuba, l’homosexualité est punie de prison ; or le frère du narrateur est homosexuel ; le temps où la littérature est soumise aux injonctions du politique ; le temps où les gusanos (les vermines) sont autorisés à fuir l’île pour les États-Unis, soulageant le régime de ses nombreux ennemis et détracteurs… Ce cadre fixe la logique du dispositif romanesque, celle des événements ultérieurs, et notamment la possibilité qu’aura le narrateur de quitter l’île lui aussi, en même temps qu’il permet de réunir les fils épars d’un discours cohérent, les fils d’« aventures » concomitantes destinées à trouver leur conclusion à Mexico, puis à Moscou. Par ailleurs, autre circonstance déterminante, ce narrateur fut considéré comme un « espoir » de la littérature cubaine. À ses débuts il écrivit un recueil de nouvelles qui éveilla un grand intérêt car, outre que bien écrit, il n’entrait en conflit avec aucun point de la doctrine officielle. Son auteur aurait connu la célébrité, toutes les facilités éditoriales offertes par le Parti s’il n’avait eu la sotte idée de vouloir, dans ses écrits suivants, s’aventurer sur le terrain des vérités. Mal lui en prit. Il signa l’arrêt de sa carrière d’écrivain cubain et fut condamné à l’exil intérieur, soit à vivre dans un quartier éloigné, rédigeant articles et notes pour une société vétérinaire, puis soignant comme il le pouvait de pauvres chiens dont les maîtres n’avaient pas un sou en poche. C’est donc un écrivain nié, frustré, doutant de lui-même, qui prend en charge le récit des dix années qui précédèrent l’assassinat de L.D. Trotski. Cet homme soigne les chiens et les aime. Les chiens, si présents à chaque moment du récit ! Tout comme L.D.T. aima la chienne Maya qu’il inhuma presque religieusement en Turquie, l’homme à la main blessée aime ses barzoïs au point de porter le deuil intime de la mort de l’un d’eux. Qui déteste les chiens dans cette histoire ? Personne. Pas même Ramón Mercader qui toujours se souviendra des deux chiens que lui offrit son grand-père maternel. Et pourquoi les chiens ? Pour cette raison qu’ils nous sont supérieurs en compréhension des langues et « en bonté et capacité de fidélité » (pp.590-591). Peut-être ces animaux courent-ils à travers tout le roman parce qu’ils portent une innocence et presque une humanité que les hommes ont perdues, peut-être enfin, c’est là mon interprétation, pour rappeler le servage auquel on peut les soumettre, ce en quoi ils sont encore si semblables aux hommes.
Les femmes du roman, épouses fidèles, prudentes, aimantes, maîtresses adorées, fiancées ou mères fanatisées, craintes, méprisées et parfois utilisées cyniquement comme leurres, outils d’approche ou simples instruments faits pour le repos du guerrier, mériteraient tout un développement. Laissons au lecteur le soin de découvrir combien l’impitoyable Trotski développe de tendres sentiments pour celles qui entourent et protègent son existence, pour ses enfants et petits-enfants dont le sort lui aussi menacé par le monstre le préoccupe sans cesse. Le narrateur entoure d’affection une épouse que ronge un cancer, l’assassin lui-même pense à une fillette qui naquit autrefois de ses œuvres, en Espagne, et qu’il ne put voir ni connaître… Les femmes sont bien présentes, mais bien impuissantes à dévier le cours supérieur de l’Histoire, qui est affaire d’hommes. Elles font tapisserie, qu’on le veuille ou non, autour de la piste de danse du crime, et, au mieux, elles s’affairent à des tâches d’utilité pratique qui servent le crime. Nihil novum.
Vient la fin des histoires personnelles. Le temps fait son œuvre, Ramón Mercader – sous le dernier nom de Ramón Pavlovitch – et son « assesseur », celui qui le forma, et partout l’encadra et recadra, le suivant jusqu’aux portes de la maison de Coyoacán, désormais appelé Eitington, ultime avatar, sont désormais des septuagénaires. Règne Brejnev. Les deux hommes se retrouvent à Moscou, logés par l’État, « protégés » en ce sens qu’ils ne furent pas fusillés, mais seulement rivés à leur secret, tenus au silence et à la résidence surveillée permanente. S’être dépossédé de soi-même une seule fois, c’est s’en trouver privé pour toute l’existence. Dès lors, que fut cette existence, et que vaut-elle ? C’est la question qui les taraudera l’un et l’autre jusqu’à la fin. Qui devrait tarauder chaque lecteur, car c’est la seule question.
Dans ce superbe et généreux roman, c’est une histoire complexe, écrite dans un style direct et simple, rigoureux et sans effets, d’une grande aisance de lecture par conséquent, que nous raconte Leonardo Padura. Pas de coups d’éclat, mais des séquences pleines et nourries de savoir et d’invention. Aucun roman dit « de l’été » n’aura jamais cette puissance et cette acuité. Alors pourquoi pas M. Padura plutôt que Mme Pidi James? À travers ces pages qu’on ne quitte qu’à regret, dans le récit de la préparation d’un assassinat politique, s’effectue le démontage d’un système de domination et de terreur absolues, avec, en creux, le portrait du dictateur dominé par la peur qu’il a lui-même suscitée et ne contrôle plus.
Michel Host
(1) Deux cents jeunes filles enlevées en Afrique par des barbares religieux sortis des âges primitifs, vouées à être vendues comme esclaves, suscitèrent il y a deux mois une émotion universelle ; elles sont aujourd’hui, moins de quelques semaines après le rapt, tombées dans l’oubli et l’universelle indifférence.
(2) La meilleure définition de la tolérance nous a été donnée, je crois, par Jules Renard : « La tolérance, c’est tolérez mon intolérance ».
(3) Claude Manceron, Les Hommes de la liberté, 5 vol., Robert Laffont
Leonardo Padura Fuentes est né en 1955 à La Havane. Auteur de romans policiers dont le héros est le lieutenant Mario Conde. Tous ses livres sont traduits en France aux éditions Métailié. « Scénariste pour le cinéma, essayiste, nouvelliste, Leonardo Padura a trouvé avec le roman noir un genre tout indiqué pour distiller une vraie réflexion sur “ce pays si chaud et hétérodoxe où il n'y a jamais rien eu de pur”, selon la formule de son impayable Mario Conde – un flic “hétérosexuel macho-stalinien”, alcoolo et désabusé, vengeur des petits et des faibles, qui déboule en 1991 dans Passé parfait. “Leonardo nous a ouvert la porte, estime son ami le journaliste et écrivain Amir Valle, né en 1967. Il nous a fait comprendre que nous pouvions écrire sur des questions quotidiennes taboues, avec honnêteté, sans verser dans le racolage” » (Cuba les masques L’Express 23/02 au 01/03/2011[1]) (repris de Wikipédia).
Il reçoit le prix Roger Caillois 2011.
Ses autres livres :
Mort d'un chinois à La Havane, éditions Métailié
Le Palmier et l'Étoile, éditions Adiós Hemingway, éditions Métailié, 2006
Les Brumes du passé, éditions Métailié
Cycle « Les Quatre saisons » : 1. Passé parfait, éditions Métailié, 2001 (Prix des Amériques insulaires 2002) ; 2. Vents de carême, 2004, éditions Métailié ; 3. Electre à La Havane, 1998, éditions Métailié (Prix Café Gijon 1995, Prix Hammet 1997) ; 4. L'Automne à Cuba, éditions Métailié (Prix Hammet 1998 et Prix du Livre Insulaire d’Ouessant, 2000)
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