Le Pèlerin, Fernando Pessoa
Le Pèlerin, trad. portugais Parcidio Gonçalves, 96 pages, 6 €
Ecrivain(s): Fernando Pessoa Edition: Editions de la Différence
Lire une œuvre inachevée, inaboutie, surtout lorsqu’elle est de haute volée, fait osciller l’humeur entre le plaisir et la frustration, sans qu’il soit possible de départager ces deux sentiments. Ainsi donc du Pèlerin, bref conte de Fernando Pessoa (1888-1935) dont la rédaction fut entamée en 1917 et arrêtée, à en croire le résumé proposé par l’auteur lui-même, après environ un tiers ; probablement une envie poétique ou la naissance d’un hétéronyme ont-elles empêché que soit continué ce récit pourtant prenant et à haute teneur allégorique.
Le narrateur, un jeune homme, mène une vie paisible (« Mon enfance avait été saine et naturelle. Mon adolescence se passait sans frémissements, quasi contemplative, jusqu’au jour où apparaît sur la route un homme tout de noir vêtu qui lui dit : Ne fixe pas la route, suis-la jusqu’au bout »). A partir du moment où il reçoit cette injonction, le narrateur ressent une inquiétude qui va le pousser à prendre la route pour se lancer dans un voyage initiatique qui va le mener à l’amour.
De ce voyage initiatique, puisque l’auteur a écrit un « Récapitulatif et résumé de la fin du récit », proposé en fin de ce bref volume, le lecteur de 2016 connaît toute la teneur, mais il ne peut goûter la grandeur du style de Pessoa que le temps de quelques pages, éblouissantes par leur rigueur même dans l’expression des sentiments les plus complexes. Ainsi de l’inquiétude ressentie par le narrateur : « Je n’ai plus jamais connu ni tranquillité ni bien-être. Ma vie, à partir de cet instant, devint pâle et creuse. Moi qui avais tout, tout me manquait. Je ne désirais rien et je désirais tout. Si en rêve j’essayais d’imaginer un plaisir qui aurait pu me satisfaire, une [un espace en blanc est ici laissé par l’auteur] qui m’aurait calmé, je n’y parvenais pas. Je ne savais quoi rêver pour me sentir satisfait rien qu’en le rêvant. Des choses de ma vie simple, celles qui auparavant passaient inaperçues commencèrent à m’importuner, et celles qui étaient agréables commencèrent à passer inaperçues ou à devenir étranges, comme des fleurs sans couleur ni parfum. Je ne saurais dire si elle fut lente ou rapide, cette transformation qui fit de moi un autre ».
Dans ces quelques lignes, l’amateur de Pessoa et ses hétéronymes reconnaît toute la puissance de son écriture, cet art de la formulation exacte pour dire le complexe avec une relative simplicité. Certaines phrases résonnent à l’infini, et il en va de même pour les quelques quarante pages du récit à proprement parler. En particulier, lorsque le narrateur rencontre l’amour ; la description faite de la femme aimée est splendide, entre lyrisme et froide modernité (avec Baudelaire et Verhaeren, Pessoa est probablement le plus grand poète à avoir dit la modernité dans toute son effroyable beauté), avec une conclusion qui laisse songeur et émerveille : « Tout cela est peut-être un portrait exagéré, parce que, finalement, elle n’était qu’un animal humain instinctif, lié à la vie par tous les sens et gourmande des choses naturelles avec loquacité et splendeur ».
Aux quelques pages écrites par Pessoa, celles finies du récit à proprement parler et le résumé, s’ajoute une « Préface » écrite d’une plume limpide par Teresa Rita Lopes, où celle-ci souligne la portée mystique du texte et étudie le rapport de l’auteur à diverses doctrines (maçonnerie, Rose-Croix, etc.) ; cette quinzaine de pages n’apporte guère de véritable lumière sur Le Pèlerin mais permet de le mettre en perspective dans l’œuvre et la pensée de Pessoa, ce qui n’est pas négligeable.
Au total, un tout petit volume à recommander avant tout aux amateurs déjà convaincus de Pessoa, les autres risquant de ne percevoir ici de son œuvre qu’un bien mince aspect par rapport à tout ce qu’elle a de diversifié, par rapport à sa capacité à être un monde entier, un embrassement total que l’on n’a jamais fini d’épuiser ; les autres, ceux qui voudraient se frotter à Pessoa, gagneront à débuter par Le Livre de l’Intranquillité ou les Poésies d’Alvaro de Campos. Mais tous pourraient néanmoins succomber aux charmes de ce Pèlerin.
Didier Smal
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