Le peintre abandonné, Dominique Fernandez (par Philippe Leuckx)
Le peintre abandonné, février 2019, 256 pages, 19 €
Ecrivain(s): Dominique Fernandez Edition: Grasset
Centième livre de l’académicien français depuis ses débuts littéraires en 1958, ce roman tout entier axé sur le peintre Picasso s’ajoute à une nombreuse liste de récits, d’essais, d’études et de romans. Spécialiste de la littérature italienne qu’il a moult fois traduite (Pavese, Pasolini, Penna, etc.), du baroque, de la Sicile (qu’il considère comme la part la plus authentique de l’Italie), Dominique Fernandez, en ce vingt-cinquième roman, s’insinue dans la vie intime du grand peintre né à Malaga et qui, après dix années de bonheur sans ombre, se voit quitté par Françoise Gilot, jeune peintre, mère de deux enfants. Le peintre, macho dans l’âme, qui déclarait « On ne quitte pas Picasso », se trouve là trahi, amoindri. Il n’est plus que l’ombre dérisoire de lui-même, et s’il trouve refuge auprès d’amis à Perpignan, il a bien du mal à trouver les moyens de faire l’impasse sur ce qui lui arrive. Il est là, entouré de son fils Paulo (autrefois appelé Pablo), fils d’Olga la Russe, de ses hôtes Paul et Aimée, de l’oncle Alphonse, inénarrable biographe du Cubiste, l’amie d’Aimée, Totote ; et l’abandonné, quand il ne fustige pas ses contemporains artistes (Matisse, Derain, ceux de Collioure), jette toute la peinture italienne à la casse, s’amuse à vitrioler les meilleures réputations, à inventer des histoires de l’art à chaque monument visité avec ses amis.
D’un caractère ombrageux, l’artiste largué, se sentant impuissant dans tous les sens du terme, en veut à la terre entière, se renferme dans sa chambre-atelier, et pousse quand il le peut nombre d’invectives. Seule Jacqueline, nouvelle venue dans sa vie, un peu plus de vingt-cinq ans, il en a soixante-douze, trouve un moment une brèche dans sa vie désormais… sans. L’amoureux des corridas viriles s’en prend aux toreros efféminés, et il n’y a pas que Cocteau, visiteur de quelques jours, à en prendre pour son grade, tant l’aversion du maître pour l’art selon lui dirigé par des hommes qui n’en sont pas vraiment est immense, violente. Le portrait de Picasso, tiré pourtant avec nuance par Fernandez qui s’est beaucoup renseigné, en ressort fortement égratigné tant le personnage est peu sympathique, égocentrique, jaloux, machiste comme on n’en fait sans doute plus, traitant les femmes de servantes, de ménagères, et d’objets sexuels. Le priapique célèbre prend un malin plaisir à être détestable, à se moquer de ses proches par des blagues « historiques ». Fernandez n’a pas dû trop se forcer puisque la narratrice, Aimée, témoin des agissements de son hôte difficile, amie lucide, relate cette période de tourment, autour des années 1953-1954, on évoque la mort de Staline, et dans les préparatifs (dont Picasso se gausse) de l’entrée de Cocteau à l’Académie (il sera élu en 1955).
Toute l’histoire (de l’art, des partis, de la société) défile : Aragon ; le parti communiste ; les « peintres à la fenêtre » desquels l’Espagnol se fend de commentaires ironiques : Derain et Matisse ; les périples autour de Perpignan ; le retour à Céret qui a vu Soutine, etc.
En vingt-six chapitres (et autant d’étapes dans la dépression du maître et peut-être une éclosion de remède), le romancier-essayiste s’en donne à cœur joie pour peindre la société d’alors, le microcosme de cet hôtel de Perpignan où se déroulent passes d’armes, relations survoltées, dialogues incisifs (le père et le fils ne s’entendent guère).
Le peintre abandonné est à la fois un roman « historique », documenté, un récit intimiste, en plongée dans l’âme d’un artiste imbu de ses prestiges, une leçon de narration fluide tant les épisodes s’éclairent, s’enchaînent. Le mystère d’un tableau que Picasso prépare au grand secret, étant la carotte que tout bon lecteur s’assigne pour découvrir la chute. Nous sommes ravis d’être cet âne vaillant, qui avance, émoustillé.
Un très beau roman, à l’écriture élégante, précise, réussissant à brosser lieux, personnages, atmosphères avec un doigté d’excellente tenue : rien d’artificiel dans ces dialogues ni dans ces descriptions de joutes verbales ni encore dans ce périple pèlerin des sites à voir autour de la frontière espagnole. À ce propos, comment oublier l’épisode où Picasso mène toute la troupe voir la tombe de Walter Benjamin, ou les soirs d’attente que Jacqueline, éconduite, passe sous la fenêtre du maître sadique et cruel.
Philippe Leuckx
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